vendredi 7 décembre 2012

Transpoil !

Et JB vient de finir de traduire cet album, écrit par Kari Tinnen et ma-gni-fi-que-ment illustré par Mari Kanstad Johnsen, qu'il avait découvert et conseillé à son amie B (laquelle, immédiatement séduite elle aussi, l'a acheté illico):


La traduction directe et un peu rapide serait: Barbie-Nils et le problème du pistolet.
Un peu rapide car ce serait une légère faute de traduction.

Il est absent de cette couverture, mais le trait d'union qui lie les deux prénoms est d'une autre nature en norvégien qu'en français. Alors que dans la langue de Molière il ne va avoir qu'une valeur de conjonction, c'est-à-dire qu'il unit deux prénoms pour en faire un prénom composé; en norvégien, il va définir la nature de Barbie. La particularité des langues germaniques étant en effet la possibilité qu'elles offrent de former des compositions: il suffit d'adjoindre un mot à une autre pour en avoir un nouveau. Exemple: tann (dent) + kjøtt (viande/chaire) = tankjøtt = gencive. En l'espèce, c'est le deuxième terme qui donne la direction de lecture du syntagme final et donc l'orientation sémantique, autrement dit: la viande (2) de la dent (1) < la gencive. En conséquence de quoi, Barbie-Nils se traduit correctement par Nils-Barbie en français. C'est-à-dire un Nils qui a des allures de Barbie, un Nils qui est un peu une Barbie.

JB a contourné le problème et proposé un titre qui joue, lui, sur les allitérations et sur les éventuels sens induits:
Nils, la poupée Barbie et le problème du pistolet

Mais LE problème de traduction qu'a rencontré JB ne se situe pas là, mais dans la phrase:
Barbie er helt konge
Si on traduit littéralement, ça donne:
Barbie est complètement roi
Késako?

Le dictionnaire norvégien français ne nous donne pas de traduction, mais le norvégien-anglais nous en donne une approchant, la 3e:
konge subst. m
1(mannlig monark) king
3(hverdagslig, den beste/svært god) kingboss ● han er fullstendig konge på fotballbanen he's the king of the football ground

Mais c'est en fait le Norsk slangordbok (Le dictionnaire de la langue populaire norvégienne) de Tone Tryti qui nous donne le sens exact:
konge 1 (adj) fin, flott, alle tiders (iallfall fra 1990-tallet) Kongen helt konge (Dagsavisen, 2007)
Tone Tryti nous fournit une quantité d'informations précieuses:
1) le terme, à l'origine un substantif, est employé comme adjectif
2) il signifie beau, merveilleux, extraordinaire
3) ce sens apparaît à partir des années 1990
Et enfin, elle a trouvé la citation dans le quotidien Dagsavisen: Le roi complètement roi = Le roi parfait, en bon français: Un roi royal; lequel titre est presque identique à la phrase de Kari Tinnen: Barbie er helt konge.
Bon.

Dans la phrase de Kari Tinnen, le substantif konge (= roi) est adjectivé, utilisé comme un adjectif. Nous avons en français le même procédé avec chouette: Une chouette, mais: il est chouette.
C'est exactement cela, à tous les niveaux. Tant pour cet exemple que pour la phrase problématique en norvégien:
1) au point de vue de la nature des mots: un substantif devenu adjectif
2) au point de la syntaxe: un adjectif attribut masculin (konge = roi) qui qualifie un sujet de genre féminin (= Barbie)
3) au point de vue du sens: il s'opère à un moment un contresens dans l'oreille du locuteur entre le signifiant (ce qu'on entend) et le signifié (le sens); à moins d'être dans un texte queer (ce que cet album est aussi!), Barbie est reine, mais pas roi.

Et c'est justement ce décalage qu'il faut respecter en français. Il faut trouver un équivalent en français. Lequel?
JB s'est arraché les cheveux qu'il n'a pas depuis un an (12 mois!) sur ce problème.
Si le sens n'était pas tombé en désuétude, il aurait pu utiliser l'adjectif:

transpoil

JB adore transpoil! Transpoil signifie épatant, super, génial. JB souhaite ressusciter l'adjectif transpoil.
Exemple de conversations possibles:
JB: Je suis allé hier à un nighter hyper transpoil où le DJ n'a mis que de l'early reggae.
JB: J'étais à un colloque consacré aux clitiques dans la langue française, l'intervenante a fait une présentation transpoil.
JB: Roger Rivas, le clavier des Aggrolites, joue de l'orgue Hammond tellement bien que c'en est transpoil.
Etc., etc., etc.

Plus sérieusement.
Transpoil est un mot d'argot, apparu a priori en 1904 et recensé d'abord dans le Dictionnaire des argots (1965) de Gaston Esnault. L'adjectif appartient, dit-il, à "l'argot des étudiants", on pourrait être plus précis et dire qu'il appartient à l'argot des polytechniciens. JB a vérifié, le terme est absent des plus sérieux dictionnaires d'argot du XIXe siècle (celui de Delvau en 1866 et celui de Rigaud en 1888). Il est toutefois repris dans l'incontournable Larousse de l'argot et du français populaire (2006) de Jean-Pierre Colin:
trans' ou transpoil
VIEILLI Remarquable, excellent
ETYM: apocope et resuffixation argotique de transcendant, transpoil 1904 [Esnault]; trans' [1907].

Puisque, oui, et c'est ça le plus merveilleux, aujourd'hui en 2012, transpoil a également donné trans' (avec une apostrophe). Gaston Esnault donne même pour cette entrée le sens de "fort intellectuellement", ce qui est assez proche de l'évolution sémantique de notre konge norvégien.

On peut se demander si transpoil n'est pas une composition à partir de deux termes: transcendant, donc, et la locution adjectivale au poil.
Le Robert historique de la langue française recense cette évolution sémantique, mais ne la date pas. Mais la définition première de l'adjectif est celle, nous indique par exemple le Trésor de la Langue Française, celui de "Qui s'élève au-dessus d'une limite, d'un niveau donnés; qui s'élève au-dessus du niveau moyen", puis, en second, celui de "Tout à fait remarquable."
Quant à au poil, l'impayable site expressio nous donne une version de son apparition:


Plus exactement, le Robert historique de la langue française explique:
Au poil "très bien" (début XXe siècle) se comprend en partant de l'idée de "petite dimension" impliquant celle de "précision", ce que semble attester son emploi en aviation dans atterrir au poil (1918), plutôt que celle de "supériorité": en effet, l'ancienne locution avoir le poil à qqun "le surpasser" n'étant plus en usage quand au poil est apparu.
Ou alors nous sommes face à ce que JB appelle l'inconscient linguistique, ou la mémoire linguistique, dont il a souvent parlé sur le blog tatoué et fumeur - idée selon laquelle la langue, donc ses locuteurs, garde une trace inconsciente, un souvenir du sens des mots et des sens tombés en désuétude, ou plutôt en obsolescence. À un moment, à cause de facteurs liés à l'évolution lexicale, et par proximité sémantique et/ou morphologique, le premier sens a priori oublié reparaît, renaît.
Mais là n'est pas le sujet, et JB ferme la parenthèse.

Revenons maintenant à trans' et transpoil que Fabrice Antoine, dans son Dictionnaire français-anglais des mots tronqués (2000), n'a pas oublié:


Et, maintenant, si nous revenons à la phrase de Kari Tinnen qui tourmente JB, la traduction aurait pu être:
Barbie est hyper transpoil
ou
Barbie est hyper trans'

C'est une fausse bonne idée.
C'est une bonne idée car avec trans', on va obtenir un sens queer, cette dimension qui fait également l'objet et le sujet du livre: un petit garçon qui désire une Barbie rose pour son cinquième anniversaire.


C'est une mauvaise idée car non seulement le sens est vieilli et inusité, voire justement tombé en obsolescence, donc les jeunes lecteurs de 2012 ne le comprendront pas, mais en plus, ils risquent de confondre avec le sens de trans, lui bien connu en cette même année 2012 et que Fabrice Antoine a recensé supra.
Donc, hélas, enfer et putréfaction, exit trans' et transpoil.

Que faire, alors?

Cette question turlupine JB depuis un an. Il y a peu, il a animé un atelier d'initiation à la traduction pour des enfants qui avaient entre 9 et 11 ans, tout cela grâce à C et D. JB les remercie d'ailleurs du fond du cœur.
JB a posé son problème taraudant aux enfants, en leur demandant de l'aider à trouver une solution. Ou du moins, si ce n'est une solution, en tout cas une piste de recherche, un moyen lexical et/ou sémantique qui permettra d'aboutir à un résultat convenable. Sachant que, à la base, il y a deux prérogatives: la première, conserver l'ambiguïté de genre dans le mot que l'on trouvera; la seconde, choisir un mot qui claquera, qui suscitera un effet comique, qui fera sourire le lecteur.

Les enfants, décidément géniaux, ont proposé quatre pistes:
1) jouer avec les lettres du mot Barbie pour créer un effet humoristique. Exemples: bribar, brabi (< brebis), bar bi, etc. Est-ce que ça fonctionne? Non. Exit.
2) jouer sur les sonorités du mot pour créer une allitération et/ou une assonance. Exemples: les mots balèze, baraque, barber, barbare, barbouiller, etc. Barbie est hyper balèze. Barbie casse la baraque. Pas mal. Mais ça reste un peu plat. Exit.
3a) lister tous les synonymes de excellent jusqu'à en trouver un qui convient, mais aussi, partir des qualités de Barbie (beauté, finesse, minceur, etc.) pour aboutir à un mot. Barbie est d'enfer. Barbie est sensass/impec/chouette. Barbie a de la gueule. Barbie, c'est la fine fleur. Etc. Ouais. Là encore, c'est plat.
3b) On peut aussi suivre le même procédé avec le substantif roi et trouver un terme du même sémantisme. Mon royaume pour une Barbie! Dans un autre texte, cette option conviendrait. Mais ici, et d'autant plus parce que la phrase revient deux fois, on retrouve les problèmes listés jusqu'à présent. Exit.
4) renverser la structure de la phrase pour aboutir à une expression ou une locution qui peuvent utiliser les principes énumérés juste avant. Avec Barbie, tout me sourit/c'est la folie (assonance et rime). Pas mal, mais ça fait un peu pub. Barbie me rend zinzin/toqué/sinoque. Mouais.

Bref, tant les enfants, C que JB s'étaient quittés sur un constat d'échec.
Revenu dans son palais socialiste, JB s'est attelé à la tâche. Il a refait le travail effectué avec les enfants. Et, sur sa feuille 21x29,7, une locution était répétée deux fois: au poil. Dans l'esprit de JB, associer Barbie avec le/du poil, c'était créer ce déséquilibre sémantique induit dans l'original norvégien.
Tous les trois jours ou quasi depuis un mois, il cherchait.

Jusqu'à ce que… le 4 décembre 2012, il trouve:


TOP MOUMOUTE

Top moumoute, génial! En tout cas le mot fait tout de suite rigoler JB.
Problème de top moumoute, son sens. Quel est-il exactement? Bob, le dictionnaire en ligne de l'argot et du langage populaire et familier en donne la définition suivante:


Le Définistaire, le dictionnaire également en ligne des "mots qui n'existent pas" ou des jeux de mots donne quant à lui:


Hum. JB a un doute. Pour lui, il y a un léger décalage entre le signifiant et le signifié. Dans top moumoute, JB entend aussi une ironie. Comme si l'adjectif désignait un objet un peu ridicule, tellement kitsch qu'il en devient formidable. À cause du substantif moumoute? Dont le très docte TLF nous donne la deuxième définition (à l'origine, le terme signifie chatte — l'animal, non les parties naturelles de la femme):
B.− P. anal.
1. Fam. Cheveux postiches, faux toupet; perruque. Dans trente ans, trois hommes sur quatre porteront moumoute. Des postiches virils pour le sport, ordonnés pour le bureau, romantiques pour le dîner. C'est ce qu'annoncent deux coiffeurs new-yorkais (L'Express,9 nov. 1970, p. 103, col. 2).

Hum. JB n'est pas tout à fait convaincu (en un mot comme en trois). Il essaie tout de même. La première occurrence de la phrase intervient quand Nils et son papa traverse la cour de l'immeuble pour aller au au magasin de jouets. Là, de sa fenêtre au deuxième, Angelika, la copine de Nils, leur fait coucou et dit, donc:

— BARBIE EST HYPER TOP MOUMOUTE !
— EN TOUT CAS QUAND ELLE EST AVEC MOI.

Hum. Bôf.
Juste avant, c'est le père de Nils qui demande (et c'est JB qui souligne):

«BARBIE?» roper pappa. «JEG VISSTE IKKE AT HUN VAR SÅ TØFF
Littéralement: Barbie? s'exclame papa. Je ne savais pas qu'elle était si tøff.

Tøff est un mot excessivement difficile à traduire en français car nous n'avons pas d'équivalent. Dès que JB le trouve dans une de ses traductions, il a des sueurs froides car il sait qu'il va devoir se creuser les méninges pour trouver une formulation pas trop pourrie mais qui ne restituera pas tout à fait ni le sens ni l'immédiateté de l'adjectif norvégien. Adapté de l'anglais tough, tøff signifie, si l'on en croit le dictionnaire norvégien-français:
tøff dur
tøffe verb  tøffe seg jouer les durs, rouler les mécaniques

Mais son cousin norvégien-anglais précise également, et c'est la troisième acception qu'il faut regarder (et c'est toujours JB qui souligne):
tøff2 adj.
1(modig) toughrough
2(farlig) toughhard
3(moteriktig) trendy (britisk), hotcool (amer.)

Tøff signifie donc à la fois celui/celle qui joue des gros bras, mais aussi qui est cool. Au poil, quoi. Top moumoute, quoi. 
Mais quel mot employer pour ce que dit le père, sachant que Angelika renchérit et dira donc top moumoute???
Il faut trois jours supplémentaires à JB pour trouver la solution.

Kari Tinnen, dans son texte, utilise un autre mot amusant: klabert, que l'on trouve également sous l'acception klabbern et qui signifie pas de problème. C'est un mot des années 1960 — et JB est un peu surpris de le rencontrer ici. Il connaît lui aussi deux occurrences. La première, c'est le père qui utilise le mot. Il vient de dire à Nils que, quand on est muni d'un pistolet (puisque le père ne veut pas acheter la Barbie à son fils, il veut lui acheter un pistolet) , les gens font tout qu'on leur demande. Nils lui demande si c'est vrai, et il répond, en français selon JB: pas de lézards.
La deuxième occurrence, c'est à la fin de l'album, c'est même la dernière phrase, apparaît quand Nils, qui entre-temps a obtenu sa Barbie (beau travail!), lui parle et lui demande si elle veut l'accompagner sur le balcon. Celle-ci répond: Pas de lézards!
Autrement dit, d'un point de vue stylistique et narratif, Nils/Barbie s'approprie(nt) le lexique et les expressions du père.

Partant, JB s'est dit qu'il pouvait copier le procédé. Il pouvait faire employer au père le syntagme top moumoute et faire ensuite renchérir Angelika. Et, ce faisant, JB élude et écarte le problème posé par tøff. Ce qui donne:

— BARBIE? s’étonne papa. JE SAVAIS PAS QUE BARBIE ÉTAIT TOP MOUMOUTE…
— OH QUE SI! répond Angelika. BARBIE EST HYPER TOP MOUMOUTE!
EN TOUT CAS QUAND ELLE EST AVEC MOI. 


TOP MOUMOUTE!

Et là, ta-dah!, ça marche! Ça marche du tonnerre! Enfin, JB trouve que ça marche.

JB est content. Il a hâte de savoir ce que B et C en pensent…


Dans le cadre de sa recherche, il a trouvé un synonyme de transpoil, trans', top moumoute, lui aussi tombé en obsolescence, et que JB s'est pour lui aussi mis en tête de ressusciter. Cette locution, c'est :


Mais ça, ça fera l'objet d'un prochain post…

Babaille!

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