dimanche 6 février 2011

À gros grain

Et, de bon matin en ce dimanche que certains qualifient de jour du Seigneur, JB est de nouveau occupé par le roman de Sara qui écrit de la "lumière de l'aurore" qu'elle est kornig. Pour JB, cet adjectif employé dans ce contexte est problématique.
Kornig vient de korn, qui signifie grain. Donc, en l'espèce, Sara dit de la lumière qu'elle a, pour employer un terme de photographie, un “gros grain”. JB pourrait traduire ici et l'affaire serait bouclée, sauf qu'il sait que l'emploi serait erroné. De fait, croit savoir JB, dans le vocabulaire de l'image, le grain désigne non pas la qualité mais la nature de la lumière. Qui plus est, le gros grain, croit également savoir JB, renvoie à l'aspect de la lumière non pas telle que nous la voyons dans la réalité, mais bien telle qu'elle est reproduite sur un support, sur l'image, que celle-ci soit photographique ou cinématographique. Le gros grain concerne donc le résultat, la fin, et non pas le point de départ, l'origine.

JB va tout de même vérifier dans gougueule en tapant lumière + "gros grain". Et il ne tarde pas à tomber sur un site de généalogie qui donne quelques conseils pour photographier des documents anciens (et c'est JB qui souligne):

1. Lumière: pas de flash, donc il faut soit un film très sensible (mais apporte un gros grain à l'image, donc une photo moins nette). Soit une ouverture maximum de l'objectif (perte de profondeur de champ) soit un temps de pose long.
2. Finesse du grain: la qualité de la photo sera bien meilleure avec un grain fin (64 ASA), mais avec un film moins sensible, il faut un flash (interdit) , ou une ouverture maximum (perte de profondeur de champ), ou un temps de pose allongé.

Voilà, se dit JB: on parlait d'un gros grain ou d'un grain fin, et ils font tous deux références à ce que le spectateur verra sur la pellicule, donc le résultat et non pas la nature de la lumière.
Ce que lui le Dictionnaire général du cinéma d'André Roy (2007):


Voilà: "Ces granules sont invisibles à l'œil nu." C'est l'épreuve (JB adore ce mot dans ce contexte!) qui va les rendre visibles, c'est la fixation de la lumière sur le futur support par le processus photographique qui permettra de voir les granules d'argent en question, la lumière. JB va consulter la définition du gros grain qu'en donne André Roy:


Bon, JB doit faire son deuil du gros grain, il ne pourra pas traduire:
La lumière de l'aurore a un gros grain.
En plus, c'est moche à l'oreille, c'est moche d'un point de vue littéraire et poétique. Que faire? (disait Lénine.)

JB continue ses recherches et tombe alors sur le Dictionnaire universel d'Antoine Furetière (publié en 1727) qui, parmi les multiples sens du mot grain, lui indique d'abord celui-ci:



JB est abasourdi. Il a encore une fois la preuve de l'impact de la syphilis non plus seulement sur les corps, mais dans le langage. Depuis que, en décembre dernier, il s'est rendu compte de la richesse lexicographique que la maladie (apparue en Europe à la fin du XVe siècle) a laissée dans le vocabulaire, de puis qu'il s'intéresse aux mots de la syphilis (et, par voie de conséquence mais pas directement à ses maux), JB a invariablement la preuve, même s'il n'effectue de recherche directe sur le sujet, de l'empreinte de ce qu'on a longtemps qualifié de "virus", puisqu'on a jusqu'en 1905 assimilé la bactérie du tréponème pâle au “virus vénérien”.
Et, pour la recherche qui l'occupe ce matin, il voit que ce qu'on qualifiait autrefois de "grains de véroles se rapporte donc aux boutons rouges, symptomatiques de la présence de la syphilis dans le sang, mais aussi aux cicatrices que celle-ci laisse sur le corps. Puisque la syphilis laisse des empreintes: non seulement la peau se souvient de son passage dans le corps, mais les os également, on parle alors de “cicatrice syphilitique”.
Aussi, pour en revenir au sujet avec lequel il travaille, c'est-à-dire le langage, la linguistique, la lexicographie, JB trouve en l'occurrence l'analogie éminemment frappante: de la même manière que la syphilis laisse des empreintes et des cicatrices sur et dans le corps, le vocabulaire de la syphilis laisse des empreintes et des cicatrices dans le langage.
JB referme cette parenthèse lexicographique.

Ou pas à tout à fait.
Car que découvre JB un peu plus bas, toujours dans le Dictionnaire universel de Furetière? Il le donne en mille à ses petits amis:



Ainsi donc, en ce dimanche, en ce jour du Seigneur du Saigneur, un "catholique à gros grain" est un adepte dépravé de l'Église. Pour JB, qui est un bouffeur de curé, qui a eu au sens propre comme au sens figuré, l'anti-cléricalisme dans le lait maternel, cet usage est de l'or en barre.
Ni une ni deux ni trois, il va consulter les anciens dictionnaires et la 4e édition du Dictionnaire de l'Académie française, publiée en 1762, recense cette signification:


Mais avant, la locution n'est pas en usage. De fait, elle est absente du Dictionnaire du moyen français. Et le Robert historique de la langue française est muet à ce sujet.
Hum.
Plus bas dans ses résultats, JB peut s'il le veut (et malgré le fait que, généralement, JB n'est pas très doué en la matière ainsi que le lui avait dit sans ambages son professeur de mathématiques lorsqu'il était en terminale, lequel, pour l'évaluation trimestrielle, proposait à JB d'employer la méthode douce et ne pas dire de lui qu'il était nul, et lui avait donc suggéré comme appréciation: "veut mais peut peu") — JB peut donc s'il le veut, aller consulter une page sur les prières catholiques et, une fois n'est pas coutume, il le veut. Sur la page en question, il trouve l'explication suivante à propos du chapelet (et c'est lui qui souligne):
Le chapelet a une croix et une médaille de l'Archiconfrérie. Entre la croix et le coeur, un gros grain. Puis, pour séparer les dizaines, trois autres gros grains.
Il y a même une illustration de l'objet de dévotion que JB abhorre:


Se pourrait-il donc que le gros grain du chapelet ait donné la locution catholique à gros grain?
Le Nouveau dictionnaire françois de Pierre Richelet (1709) semble aller dans ce sens:



Et le Littré de confirmer l'intuition de JB ainsi que les dires de Richelet:


Qu'en est-il aujourd'hui de la locution?
Si le Dictionnaire de l'Académie insistait à la fin du XVIIIe siècle pour souligner son caractère "familier", le TLF indique qu'elle est désormais "vieillie":

Au fig., vieilli. Catholique à gros grains. ,,Un catholique qui se permet beaucoup de choses défendues par sa religion`` (Ac. 1798-1878).

Elle n'est plus vieillie, elle est surannée puisqu'elle a disparu du Robert en 6 volumes et le Robert des expressions et locutions ne la recense pas.
Pour JB, c'est un triomphe! C'est la preuve dans et par le langage de la lente mais sûre disparition de l'influence du catholicisme sur nos vies. Du coup, le grain (= la pluie) qui tombe sur Berlin en ce dimanche qui est paraît-il le jour de Seigneur du Saigneur, s'assèche s'immédiatement et laisse place à une lumière si forte que, si JB la développait sur du papier argentique, il en verrait gros grain.
Et, en guise de conclusion à ce catholique à gros grain et à toutes les grenouilles de bénitier que JB a en sainte horreur, ce dernier souhaite citer la "locution métaphorique" que lui souffle le Robert dans son entrée sur le mot grain:
Séparer la paille des mots (la forme, l'expression) et le grain des choses (le fond, la substance), formule de Leibniz.

Aha, marmonne JB. La "formule" lui plaît à tous égards: en tant que bouffeur de curés comme en tant que passionné par touts les sciences du langage. Car c'est une belle réponse à la locution “séparer le bon grain de l'ivraie” qui, indique le Robert des expressions et locutions, vient de la Bible. Et le dictionnaire d'ajouter:
Le même partage manichéen du monde, fondé sur un tri radical entre le bon et le mauvais, l'utile et l'inutile, se retrouve dans l'expression voisine la paille et le grain, présente dans la langue depuis le XIIIe siècle. On trouve aussi en moyen français le grain et l'escorce.
Toutefois, le Robert en 6 volumes ne donne pas la phrase de Leibniz en lien avec la parabole biblique. Et, quand JB va rechercher la citation exacte, il tombe sur la note 34 suivante:


Forcément, ça passionne le JB qui adore les avant-gardes. Dans son ouvrage intitulé De l'entité à l'événement: la phénoménologie à l'épreuve de la science et de l'art contemporains et publié en 2004, Jacques Garelli étudie le processus créatif qui fait passer l'"activité délirante" à l'"activité lyrique". Et il cite donc un recueil de poésies de Tristan Tzara, Grains et Issues, publié en 1935 et duquel est tiré Rêve expérimental dont JB reproduit quelques passages (et c'est lui qui à chaque fois souligne) en ce qu'ils résument son "activité" personnelle que celle-ci soit, secundo, intérieure (l'intimité), ou, primo, extérieure (le travail).

A partir de ce jour, le contenu des jours sera versé dans la dame-jeanne de la nuit. Le désespoir prendra les formes gaies de la fin du tems des pommes et roulera comme une grêle de tambours fraîchement déchargés sur l’ombre humide qui nous sert de manteau. Les nuits seront agrandies au détriment des jours, en plein jour, selon les règles des mauvaises humeurs les plus indéracinables et sordides. Des œufs de lumière seront amassés sur la poitrine des édifices. Il sera interdit au rêve d’accoster les femmes dans la rue. Aux heures d’affluence on lâchera des meutes de chiens invisibles à travers la ville, ils se faufileront entre les pieds et les véhicules, tous enduits d’une substance phosphorescente, légèrement musicale comme le satin. Hommes, femmes et enfants se toucheront les mains avec une évidente satisfaction qui tiendra lieu de politesse…

Puis, un peu plus loin, et c'est toujours aussi magnifique:


Le pied-de-nez de Tzara à la religion et la langue qu'il lui tire siéent parfaitement à JB; de même que ce vers: "dire ce qui passe par la tête pourvu que ce ne soit pas vain", dont JB se ferait volontiers un chapelet s'il ne détestait le mot et l'allusion religieuse (il pourrait du coup, suivant les principes dadaïste et surréaliste dont se revendiquaient Tzara, en faire un collier de nouilles!) — de même que ce vers résume tout aussi parfaitement sa position intime.

Mais la traduction.
Car quelle phrase emploie Tzara?
(…) les pieds et les véhicules, tous enduits d’une substance phosphorescente, légèrement musicale comme le satin.
JB pourrait-il employer l'adjectif dans la traduction du fameux kornig suédois?
Oui et non. L'idée de substance correspond exactement à la réalité poétique qu'en donne Sara: décrire la texture de la lumière. Mais la nature n'est pas la phosphorescence. Ou alors elle l'aurait écrit directement, puisqu'elle utilise le terme ailleurs dans son roman.

Alors quoi?
Si JB tourne la page de son Robert en 6 volumes qu'il n'a pas quitté, il lit le sixième sens du mot grain:
◊ 6 (vers 1170) LE GRAIN: aspect d'une surface plus ou moins grenue. Le grain de sa peau est d'une grande finesse. — Le grain d'un cuir. Reliure à grain fin. (…) Grain d'une plaque photographique, dimension des particules de bromure d'argent précipitées dans l'émulsion qui la recouvre.
JB a donc la preuve ultime, s'il en doutait encore, de la fausse bonne idée du gros grain.

Mais pourquoi ne pas utiliser à ce moment grains de lumière?
Les grains de lumière sont aussi ce qu'ont souvent tenté de fixer Jack Pierson et Wolfgang Tillmans dans leur œuvre photographique. Comme ici pour le premier:


Et indirectement ici pour le second:


Grains de lumière conviendrait parfaitement si Sara ne créait pas un mot composé avec gryningsljuset = la lumière de l'aurore, et si celle-ci n'était pas qualifiée par les adjectifs grenue ou granuleuse (= kornigt) et douce (= mildt).
Et si JB essayait de bricoler quelque chose avec ça?

Que dit exactement la phrase de Sara en suédois?
Gryningsljuset är kornigt och milt och fortfarande syns svaga stjärnor långt nere på himlen.
JB a souligne en rouge et en bleu les deux occurrences d'allitérations et d'assonances qu'il devra respecter dans sa traduction française (même s'il ne va pas les copier à l'identique, mais en tout cas copier l'effet) et qui, à cause de leur existence, l'autorisent à adapter la phrase en français.
Sara dit de cette lumière de l'"aurore" (= gryning) qu'elle est "douce" (= mildt). Et cette douceur est renforcée par la présence d'"étoiles frêles" qu'on distingue encore "dans le bas du ciel".
Et si JB éliminait la présence des adjectifs essayait de restituer ailleurs et d'une autre manière? Puisque le TLF lui confirme qu'il ne pourra trouver d'équivalents qui respectera la structure syntaxique de Sara:
SYNT. Lumière abondante, allumée, ardente, avare, blafarde, chaude, crue, diffuse, douce, dure, froide, lointaine, oblique, profuse, tamisée, vacillante, verticale, vive; lumière blanche, bleue, blonde, grise, jaune, pâle, pourpre, rose, rouge, terne;

Alors, quitte à être fidèle, autant l'être autrement et jouer sur d'autres domaines. Puisque, s'il reproduit l'idée du "grain de lumière", pourquoi à ce moment-là ne pas changer ailleurs. Il a été fidèle ici, il peut être infidèle là.
Et si JB jouait sur les effets de la lumière? À force de se concentrer sur la nature de cette lumière, il a oublié la seconde partie de la phrase qui parle des étoiles. Car dans les deux cas, il s'agit de la lumière telle qu'elle est vue ou telle qu'elle apparaît à un moment.
Si JB prend le tome 4 du Robert en 6 volumes, il lit dans la section équivalente au mot lumière et à ses qualités:
Un chatoiement, un poudroiement de lumière.
JB sent qu'il y est presque.

Car ce poudroiement, c'est un terme qu'il a maintes fois utilisé dans la traduction des textes de Sara. Mais il y a eu recours pour traduire le syntagme nominal "flimrande ljus" qui est aussi la "lumière papillotante" que lui souffle aussi le Robert. Et si, en employant ces verbes-là, il n'est pas dans lexique exact de la phrase, il est en tout cas dans le lexique de l'auteure.
Quel est le deuxième sens du verbe poudroyer? Le TLF nous dit et c'est JB qui souligne:
2. a) Prendre un aspect brillant, scintillant. 
− [En parlant des rayons du soleil] Faire scintiller les grains de poussière en suspension dans l'air. Filtré par les feuillages desséchés des tilleuls, le soleil frappait d'une lumière oblique les ombres de la pelouse étendue jusqu'à la grille. Des vapeurs d'or poudroyaient autour des barreaux (AdamEnf. Aust., 1902, p. 447). Un soleil jaune entrait en biseau jusqu'au fond du galetas et faisait poudroyer l'air (PourratGaspard, 1922, p. 65).
− Au part. prés. en empl. adj. Nous croisions dans la lumière poudroyante du soir, les femmes les plus élégantes, presque toutes étrangères (ProustFugit., 1922, p. 629). Des chemins de crête poudroyants de lumière (Aragon,Rom. inach., 1956, p. 118).

Première constatation: on retrouve les "grains" même s'il sont ici "de poussière". Il y a analogie qui ne nous éloigne pas tant que cela.
Deuxième constatation: le poudroiement peut avoir lieu en plein soleil comme le soir. Si, au moment de l'aurore, la lumière voit ses grains renforcés, c'est donc que ce poudroiement peut avoir lieu à cet instant-là.

Quant au deuxième sens du verbe papilloter, le TLF rappelle à JB qu'il est le suivant:
B. −Littér. [Le suj. désigne un objet brillant ou une source lumineuse intense ou intermittente] Avoir un éclat scintillant, des reflets mouvants par une lumière ou des couleurs trop vives. Synon. miroiter, scintiller, trembloter.[Salle du Conseil au palais ducal de VeniseDe toutes parts, le velours miroite, la soie ruisselle, le taffetas papillote, le brocart d'or étale ses orfrois grenus (Gautier, Italia, 1852, p.122).

JB croit qu'il a trouvé.
Il souligne et colorie pour montrer quelques-unes des allitérations et assonances qu'il a respectées même s'il les a placées ailleurs:
Les grains de lumre papillotent dans l'aurore et des restes d'étoiles poudroient tout en bas du ciel.

Au niveau lexicographique maintenant.
• la suavité présente dans l'adjectif doux est répercutée dans les verbes papilloter et poudroyer, liés ici par une allitération en P.
• l'éphémère présent dans l'adjectif frêle se retrouve dans le substantif restes qui fait écho aux deux verbes expliqués précédemment.
• d'un point de vue syntaxique, un effet miroir est créé pour décrire les deux lieux où brille la lumière d'une part du soleil d'autre part des étoiles; et ce dans un type de phrase typique de l'écriture de Sara qui fonctionne plus ou moins par parataxes.
Une parataxe qualifie une phrase formée de principales indépendantes mises bout à bout et séparées par une virgule. JB dit "plus ou moins" car chez Sara, ces parataxes sont reliées par la conjonction de coordination et. Ce qui est sûr en tout cas, c'est que les langues scandinaves fonctionnent par parataxes, que ce lien coordinateur soit présent ou pas. Alors que, traditionnellement, la narration française fonctionne pour sa part par hypotaxes: comme chez Proust qui en est l'exemple parfait, la phrase sera constituée de subordonnées, d'incisions, mais ne procèdera pas par "agglutination" de phrases indépendantes.  Et JB dit "traditionnellement" puisque la narration française moderne et contemporaine a pour sa part tendance à raccourcir ces phrases; où on obtient donc des phrases simples (sujet + verbe + complément) ponctuées à chaque fois par un point.


(…)

JB reproduit sa phrase pour voir l'effet qu'elle donne:
Les grains de lumière papillotent dans l’aurore et des restes d’étoiles poudroient tout en vas du ciel.

Oui, JB est très satisfait.
Du coup, il souhaite à tous ses petits amis un bon dimanche sous ses applaudissements, et surtout: un dimanche, sans messe, sans jour du Seigneur du Saigneur, sans catholiques à gros grain, mais avec beaucoup de grains de lumière qui poudroient et papillotent en dépit du grain et de la pluie qui tombent sur Berlin et ailleurs peut-être aussi.

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