samedi 22 janvier 2011

Le duppy et le draugr, des fantômes (jamaïcain et islandais)

Et, au moment où JB se réveille, il assiste à ce spectacle du ciel et du soleil qui le sidère un peu. Il se trouve devant son ordimini et a donc une vue plongeante sur la rue qui s'étend depuis son palais socialiste jusqu'à la caserne des pompiers construite dans le plus pur style réaliste-socialiste de RDA et qui vient juste d'être rénovée, se parant ainsi de belles couleurs qui remplacent ce marronnasse d'autrefois: du jaune canari pour les étages et du gris anthracite pour le premier niveau.
Toujours est-il qu'il est là, dans le bureau: côté sud, le ciel est d'un bleu pastel immaculé; face à lui, à l'est, le ciel est encore tourmenté - et surtout bicolore: gris pâle et blanc. Ou plutôt: le ciel est ici et là blanc, des nuages gris s'accumulent de part et d'autre; et, c'est derrière l'un de ces nuages gris que se détache un soleil totalement blanc. Or, en quelques minutes à peine, les nuages se dissipent, et à leur perte de présence correspond une augmentation de la luminosité du soleil. Plus les nuages disparaissent, plus le soleil irradie de cette couleur absolument blanche mais complètement éblouissante. Si bien que, pour peu que JB fixe un peu trop cette boule étincelante, ce sont alors autant d'étoiles et de mouches qui s'impriment sur sa rétine et l'empêchent de distinguer correctement.

Du coup, JB pense à ce morceau de Bob Marley qu'il a écouté hier, Sun Is Shining. La chanson est tiré de l'album qu'il a enregistré en 1971 avec Lee Perry et ses Upsetters: Soul Revolution Part II:


Et de "révolution", l'album va en être une, et pas des moindres. Car ce disque marque l'acte de naissance du reggae tel que nous pensons à lui de façon immédiate - le reggae dans son tempo alangui qui va influencer toute cette décennie de 1970 et portera le genre à sa popularité internationale, bien que celle-ci soit effective à partir de 1977.
Or ce n'est pas tant à Sun Is Shining que pense JB. Car, sitôt que le titre s'est formulé dans son cerveau, il est immédiatement chassé par le cinquième morceau sur l'album, Duppy Conqueror, et notamment sa phrase liminaire: "Yes, me friend, me friend, dem say we're free again".


Du coup, il décide de la réécouter:



Et, quand on tend bien l'oreille, on ne peut que constater que l'orchestration force le respect. Comme tous les grands morceaux, les accords sont a priori très simples, et non seulement cela, mais ici minimaux. Orgue et guitare et basse. Pour les plus reconnaissables. Mais tous ces instruments sont soutenus par les chœurs des Upsetters. Et ce sont eux que JB adore. Ce sont eux qui ouvre le morceau et qui, dans les années 70, quand Bob Marley deviendra la star internationale qu'il était, ils seront interprétés par des femmes, et plus soulful reggae. Leurs petits cris se transforment, au fur et à mesure de la chanson, en véritables roucoulements de pigeon qui font un peu ricaner JB.

Mais ce qui l'intéresse surtout, ce sont évidemment les paroles. Et notamment ces deux couplets (pour le reste, on peut les consulter ici):
yes I've been accused, many a times
and wrongly abused now
but through the powers of the most-high
they've got to turn me loose
dont try to cold me up on this bridge now
I've got to reach Mount Zion, the highest region
so if you're a bull-bucker, let me tell you this
I'm a duppy conqueror, conqueror

Le patois (ou créole) jamaïcain est assez compliqué à comprendre pour nos oreilles habituées à l'anglais britannique ou nord-américain. Entre autres phénomènes morphologiques, les th disparaissent au profit d'un d quand la consonne est sonore (la fameuse consonne fricative dentale non-voisée [ð]) et un t quand elle est sourde (= la tout aussi fameuse consonne fricative dentale, mais elle voisée [θ]). Ainsi, comme on l'a vu plus haut le them devient dem, et thing devient ting. C'est un phénomène inhérent aux langues germaniques. Pour cela regardons le petit tableau ci-dessous qui compare l'évolution phonétique et morphologique de mots identiques en islandais, anglais et norvégien:
IS = þing < EN = thing < NO = ting
IS = garður < EN = garden < NO = gård
Quant au lexique jamaïcain, il comporte de nombreux mots issus notamment des langues africaines que parlaient les esclaves apportés en Caraïbe. Duppy est de ceux-là. À quoi s'ajoute le vocabulaire propre à la culture rastafari. On regarde ici un petit glossaire drôlement bien fichu qui nous aide à comprendre précisément les paroles des chansons de Bob Marley:


Et, soi dit en passant, le fameux yard est non seulement un mot de la même famille que garden (on reconnaît notre jardin français) mais trouve ici son acception la plus immédiate par rapport au sens du mot germanique = cour, qui est lui-même un mot pan-indoeuropéen qui signifie à endroit clos:


On peut en savoir plus en allant ici.

Mais la question que tout le monde se pose est: qu'est-ce que ça veut dire, duppy?
Joe Gibb's All Stars nous livre un premier élément de réponse avec sa reprise, la même année, Ghost Capturer, et qui replace le morceau dans son héritage ska en ce qu'il réintroduit les instruments à vent que le reggae puis le dub délaisseront. On écoute:



Si on compare les deux titres, on trouve le sens de duppy.
Bob Marley et ses Wailers avaient donc intitulé leur chanson Duppy Conqueror. Joe Gibb's All Stars a pour sa part nommé sa version instrumentale Ghost Capturer.
Donc a priori: duppy conqueror = ghost capturer < duppy = ghost < conqueror = capturer.
En est-il ainsi?
Un coup d'œil dans le Urban Dictionary nous le confirme d'emblée, en tout cas pour la première paire:


Donc le duppy est non seulement un fantôme mais un mauvais esprit.
Restons dans Wiktionary où nous étions tout à l'heure et voyons la signification que le site propose:


Wiktionary est plus précis, qui nous indique qu'un duppy est également "une insulte destinée aux Blancs, tout particulièrement à ceux qui veulent se faire passer pour un Noir ou un Jamaïcain. Comme s'ils étaient l'avatar fantomatique et pâle d'un Jamaïcain."
Soyons encore plus précis.
Un duppy, mot attesté dans le Old Oxford Dictionary dès 1774, est à l'origine "l'esprit du mort, dont la croyance lui prêtait la capacité de revenir afin d'aider ou (plus souvent) de nuire aux êtres vivants, directement ou indirectement", ainsi que nous l'explique le Dictionary of Jamaican English:


Jeannette Allsopp, dans son Dictionary of Caribbean English usage, nous explique par ailleurs que le terme est en usage dans les pays suivants: Bahamas, Barbade, Belize, Îles Caïman et Jamaïque:


Le second sens indiqué par Wiktionary n'est attesté par aucun lexique ni dictionnaire jamaïcain ou qui étudie les créoles des Caraïbes.
Et pour cause, cette acception de l'homme blanc qui se fait passer pour un Noir est… britannique. Un article de 2006 que JB a déniché sur le quotidien londonien The Independant le confirme, à travers un lexique qui ponctue l'enquête lexicographique:


Au micro de la (du???) journaliste, Sue Fox, linguiste attachée à la London University's Queen Mary College et qui travaille plus particulièrement sur le langage des adolescents. Elle explique que les argots adolescents sont tellement un mélange de différentes langues que le terme initialement utilisé "jafaican" (pour jamaican et african) n'est pas vraiment approprié:


Mais quid du duppy conqueror de Bob Marley. Car certes il parle de duppy, mais il dit bien: duppy conqueror. Pour le savoir, il faut reconsulter le Dictionary of Jamaican English sous la direction de Cassidy & Roberts, lesquels nous expliquent que le terme est "dialectal ou argotique" et désigne quelqu'un qui cherche la bagarre. Et comme Jeannette Allsopp ne recense pas la formation lexicographique dans son Dictionary of Caribbean English usage, on peut en conclure que duppy conqueror est uniquement utilisé en Jamaïque:


Ainsi donc, un duppy-conqueror, mot apparu après 1940, serait aussi un bull-bucker. Les deux syntagmes nominaux seraient synonymes.
Et ça ça nous intéresse à plus d'un titre puisque Bob Marley chante - JB répète et souligne:
so if you're a bull-bucker, let me tell you this
I'm a duppy conqueror, conqueror


Maintenant que nous avons cerné les sémantismes du terme, reste à se pencher sur l'étymologie. Puisque nos linguistes ont une opinion divergeante.
Ainsi que l'indique le professeur autrichien d'anthropologie Werner Zips dans une note de son ouvrage Black Rebels. African-Caribbean Freedom Fighters in Jamaica:


Autrement dit, soit le mot viendrait de bube (= fantôme), un mot de la langue Twi (une des langues de la famille Akan parlées au Ghana), soit il viendrait de adope (= vieil esprit), un mot quant à lui tiré de la langue Adangme, elle-même faisant partie de la famille Kwa, parlée au Ghana, dans le sud-est de la Côté d'Ivoire et au Togo. Jeannette Allsopp penche elle aussi pour l'origine de adope.


Loin de vouloir trancher, ce dont il serait proprement incapable, JB se contente de présenter à ses petits amis les avis des linguistes.
Ce qui nous intéresse nous, auditeurs de Bob Marley et de son album Soul Revolution Part II, dans ces interrogations linguistiques, c'est l'explication ethnolinguistique du duppy, qu'il soit donc un fantôme ou un esprit. Cassidy & Roberts expliquaient en effet que "selon la croyance, ils [= les duppies] sont sous dépendants du pouvoir de Obeah et de ses praticiens, capables de "placer" ou de "poser" un duppy sur une victime et de lui "retirer" son influence".
Cela signifie quoi, Obeah ou Obia?
Cette fois, c'est Yaba Amgborale Blay, dans le premier volume de la Encyclopedia of the African diaspora: origins, experiences and culture de Carole Boyce Davies, qui nous renseigne:


"Un système médicinal et spirituel d'origine africaine, pratiqué dans toute la Caraïbe", explique-t-elle. Or quel est le titre de la neuvième chanson de l'album de Bob Marley?


Bingo: African Herbsman.
Yaba Amgborale Blay nous explique ensuite: "Un duppy correspond à l'ombre d'une personne qui demeure dans leur corps après la mort et peut, s'il n'est correctement enterré, apaiser ou nuire aux gens."


Et pour JB, en bon scandinaviste, cette histoire est passionnante, qui devient anthropologique. Car de quoi les Islandais anciens avaient-ils le plus peur? Des draugr. Ça veut dire quoi? Un draugr, c'est un revenant, un mort mal mort qui revient hanter les vivants, un fantôme. Régis Boyer, le spécialiste français du monde viking nous l'explique:


De même, Werner Zips nous explique quant à lui que les duppies sont très présents dans la littérature jamaïcaine:


Ils sont donc non seulement un motif de la littérature jamaïcaine, mais aussi de la musique jamaïcaine. Et c'est là qu'on retrouve notre Duppy Conqueror ainsi que nos comparses Lee Perry et Bob Marley. Le second s'était plaint au premier que le tube qu'il lui avait composé, My Cup, lui avait apporté trop de succès, que les fans lui collaient aux basques comme des duppies. Qu'a répondu Lee Perry? "Écoute, on va régler le problème, de toute manière on est des duppy conquerors." Le morceau était né:


Et Lee Perry n'en est pas resté là puisqu'il a lui-même composé sa version instrumentale de Duppy Conqueror, qui vient donc s'ajouter au Ghost Capturer de Joe Gibb's All Star:



Et c'est sur ces histoires de fantômes, où l'Islande rejoint la Jamaïque en passant par le Ghana, que JB souhaite une bonne journée à ses petits amis.

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