lundi 17 janvier 2011

"Ich möchte hier raus!"

Et, tandis que le jour se lève sur Berlin et que, devant JB, le bas de l'horizon se teinte de nuances orangées qui virent au jaune puis au violet et au bleu au fur et à mesure qu'il hisse son regard vers le ciel strié de part en part de bandes nuageuses comme autant d'empreintes laissées par la passage des avions — pendant ce temps, JB tombe par hasard sur un cliché de Joan Crawford, datant de 1925:


Forcément, il repense à cette autre photographie, prise quelque cinquante ans plus tard, en 1976 très exactement, où Birgit Jürgenssen adopte une pose similaire quoique inversée — l'artiste autrichienne à qui la Bank of Austria à Vienne consacre jusqu'à début février la toute pemière exposition rétrospective, et dont l'œuvre ci-dessous a été redécouverte en 2008, après avoir été montrée à Munich dans l'exposition Female Trouble, réponse artistique à l'ouvrage de Judith Butler, Gender Trouble:



Dans les deux images, les femmes sont photographiées visage tourné, en semi-profil, qui rehausse ainsi l'arête du nez autant que la bouche, les yeux grands ouverts aux pupilles dilatées et les sourcils identiquement sculptés. Elles fixent un appareil photo dont la présence paraît incongrue bien qu'elles prennent la pose l'une comme l'autre puisqu'il s'agit en haut comme en bas d'une mise en scène, bien que la première soit le fait d'un intermédiaire et la seconde de l'artiste elle-même. Si nous observons leur pupille, nous constatons que leur regard n'est pas sans rappeler l'expression qu'aurait un visage sur un snap shot (un instantané): surpris. Elles sont surprises. Surprises dans tous les sens du terme et de ses dérivés. Elles sont surprises car étonnées — le deuxième sens du verbe. Mais elles sont surprises car confondues à un instant inopportun — la première signification —; elles sont surprises et confondues non pas en flagrant délit puisqu'elles posent, mais bien parce que la photographie (la… prise) survient non seulement à l'improviste (la… surprise) mais à un moment inadéquat. Elles sont surprises à être prises: en photo, dans cette position, de cette manière, avec ces attributs, avec cette gestuelle. Il y a une sorte de décalage entre l'apparence qu'elles voudraient donner et celle qu'on leur donne au final — on, c'est-à-dire autant le photographe que le spectateur. Au final, elles sont surprises, à savoir abusées, le troisième sens du verbe surprendre.

Le corps légèrement incliné de Birgit Jürgenssen répond au genou cassé de Joan Crawford; une pose qui souligne dans les deux cas une attitude où a priori la femme est offerte et où elle s'offre, mais où a posteriori elle est vouée à l'être. Ce faisant, elle devient une créature: d'une part elle ne peut pas se créer, elle est créée par le regard masculin qui la dévisage et la détaille; d'autre part elle est une créature en tant que figure, une image de la femme. Il suffit pour s'en convaincre d'examiner la gestuelle.
Elles portent toutes deux une robe similaire tant par l'étoffe que par le col ou la forme des manches, et elles ont toutes deux une main aux doigts écartées, dont la paume est plaquée, pour l'une contre le mur, pour l'autre contre une surface de verre — de même que Joan Crawford est montrée dos au mur et que Birgit Jürgenssen semble vouloir s'approcher le plus possible de la vitre derrière laquelle elle se trouve. Elles sont acculées l'une comme l'autre, figées dans l'image qu'elles doivent donner d'elles, réduites à incarner un cliché, et ce dans les deux sens du terme, c'est-à-dire une image aussi bien qu'un fantasme. Elles sont vouées à être et demeurer une Projektionsfläche, comme on dit si bien en allemand et comme insiste le journaliste Martin Büsser dans l'hebdomadaire Jungle World, en commentaire à la phrase (qu'on distingue à peine) qui figure sur la photo de Birgit Jürgenssen Ich möchte hier raus! (= Je voudrais sortir d'ici!):


Avant d'expliquer, un petit commentaire lexical et sémantique:
En allemand, une Projektionsfläche, c'est littéralement une surface (= Fläche) de projection. Autrement dit, une étendue plane qui fait office d'écran puisqu'on va y projeter une image. Par analogie et par renversement, c'est une image sur et dans laquelle le spectateur projette ses fantasmes. C'est une mise en abyme d'images, une image marabout-bout de ficelle où l'image première et montrée suscite des projections d'autres images dans l'esprit du spectateur qui renvoie ces images augmentées de ses fantasmes vers la première image.
À tel point, petite parenthèse lexicographique, qu'on peut se demander si la psyché allemande n'est pas prompte au fantasme. De fait, dans le langage courant homosexuel, ne parle-t-on pas de Wichsvorlage? C'est-à-dire littéralement, un modèle mais aussi une publication (= Vorlage) servant à se branler (= wichsen). Le dictionnaire en ligne allemand/anglais donnant pour sa part les traduction suivantes:


Un Wichsvorlage c'est donc une photographie sur laquelle on va se branler. C'est la réponse pornographique à la Projektionsfläche tout aussi fantasmatique mais qui ne vise pas une satisfaction sexuelle immédiate. Les deux termes témoignent en tout état de cause d'une activité réflexive, pour employer un mot du domaine tant de la psychologie que de l'optique.
Et, donc, ce qui dit Martin Büsser de la photo de Birgit Jürgenssen, c'est la phrase suivante - et c'est ainsi que JB traduirait la phrase et par là même le mot Projektionsfläche:
L'artiste veut sortir du corps féminin car ce corps n'est plus le sien, mais plutôt un écran sur lequel l'homme projette sa représentation fantasmatique de la féminité.

Mais est-ce qu'elle le "veut"? Dans l'absolu, oui. Oui, elle le veut assurément. À preuve le point d'exclamation qui ponctue sa phrase.
Mais que dit-elle? Elle dit: "Ich möchte". Elle ne dit pas "Ich will" = "Je veux". Et la critique d'art Brigitte Werneburg insistait sur ce point il y a une dizaine de jours dans la TAZ, le journal que lit JB quotidiennement:


Dans cette photographie mise en scène est donné à voir un échec créatif tout à fait compréhensible. Birgit Jürgenssen ne dit pas "Ich will" [= "Je veux"], elle dit "Ich möchte" [= "Je voudrais"], et il nous semble entendre également un "bitte gerne".
"Bitte gerne" est une locution autrichiennne (qu'on utilise aussi en suisse allemand) qui est une emphase de l'allemand bitte = s'il vous plaît, adverbe auquel on en ajoute un second: gerne = volontiers. Sachant que, en allemand, gerne est la réponse de politesse au bitte tout aussi poli. Bitte gerne concentre à la fois la requête et sa réponse, c'est une insistance où s'il vous plaît contient également un je vous en prie/je vous en supplie. Comme en français les deux sens de l'expression je vous en prie (je vous en supplie/bien volontiers).

Et ce qui intéresse JB dans cette phrase-titre de l'œuvre de Birgit Jürgensen, c'est donc son caractère lexical. Tant dans ce qui est dit que dans ce qui est sous-entendu, mais aussi dans ce qui est traduit.
On commence d'ailleurs par ça.
Car comment est traduite cette phrase respectivement en anglais et en français?



On le voit, dans les deux cas et les deux langues (1: I want, 2: Je veux), c'est le verbe vouloir au présent qui est été choisi en traduction. Or, comme Birgitte Werneburg le disait, Birgit Jürgenssen n'emploie pas l'équivalent allemand Ich will, mais bien Ich möchte.
Ich möchte, c'est la forme conditionnelle (on parle en allemand de conjonctif) du verbe mögen = aimer, aimer bien/bien aimer. A priori, en français, on traduirait donc par j'aimerais. De fait, dans le langage courant, ich möchte est la formule attitrée en allemand quand on demande quelque chose, par exemple dans un magasin. Pourtant, JB a quant à lui préféré traduire par Je voudrais. Comme il l'a à l'instant expliqué, en prolongeant le commentaire de la critique d'art, on entend autre chose dans cet emploi au conditionnel, à savoir ce je vous prie. De plus, et JB l'a également souligné, l'artiste ponctue sa phrase par un point d'exclamation. Le souhait se transforme dès lors en supplique.
Et c'est toute cette sémantique du désir qui intéresse JB entre la langue allemande et la langue française.

Car force est de constater que le langage du désir diffère d'une langue à l'autre. De même que la langue de la psychanalyse freudienne emploie d'autres termes d'une langue à l'autre.
JB va lister quelques exemples en partant du mot allemand, en notant ensuite sa traduction littérale en français et en apposant enfin le mot en usage dans la langue française courante:
ich möchte < j'aimerais < je voudrais/j'aimerais
Wunsch < souhait < désir
sich vorstellen < se représenter < s'imaginer
Projektionsfläche < surface de projection < projection du fantasme/projeter un fantasme
Fantasi = imagination
Comme on la voit, la langue allemande va nettement plus dans le projeté et la pulsion alors que la langue française se loge dans le senti et le ressenti. Le vocabulaire français convoque l'érotisme là où le vocabulaire allemand fait appel l'activité cérébrale Le français se situe dans le corps tandis que l'allemand est dans la tête. Ce n'est pas toujours le cas, comme JB le montrera dans quelques temps avec le couple adjectival présomptueux en français et übermütig en allemand, mais qui, en fait, reviennent au même en termes à la fois de psycholinguistique que d'ethnolinguistique.

Un dernier mot sur Birgit Jürgenssen.
Dans son article, Martin Büsser disait également:


L'artiste décédée en 2003 s'était très tôt coltinée aux modernes dominée par les hommes. Alors qu'elle était encore une petite fille de huit ans, elle s'était appropriée les travaux des plus gros machos de l'histoire de l'art, qu'elle avait réincarnés dans le sens le plus littéral du terme: dans un cahier d'école, elle avait "copié" des images de Picasso en les signant d'un "Bicasso Jürgenssen".
Et ça, JB le trouve fascinant à plus d'un titre.
D'abord parce qu'il trouve le procédé aussi hilarant que génial, mais aussi parce que l'artiste française Agnès Thurnauer (que JB avait présentée sur le blog tatoué et fumeur en juin dernier) a utilisé le même procédé avec son exposition Francine Picabia en 2007, puis avec ses Portraits Grandeur Nature en 2008, dont le préféré de JB est bien sûr…


Allez, il faut se quitter. D'une Jacqueline à l'autre et qui finissent toutes deux par -an, on passe quelques minutes avec la Maillan et d'autant plus dans ce sketch qu'il a trait au vocabulaire et au lexique et qu'il met en scène le… Salopard, un beau mot pour qualifier ce que déplorait Birgit Jürgenssen.

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