lundi 11 octobre 2010

Un schtroumpf dans le brouillard

JB se réveille. Il vaque à ses occupations matutinales quand, brusquement, il constate qu'un épais brouillard recouvre la ville, remplit les rues, bouche l'horizon: on ne voit pas à deux mètres. Lui revient alors cette répartie qu'il avait lue dans les Schtroumpfs et qui l'avait fait rire quand il était encore minot: les lutins bleus traversaient un brouillard à couper au couteau, l'un d'eux disait: "C'est une vraie purée de pois", et le Schtroumpf gourmand rétorquait: "Une purée de pois? Miaaam!"
JB va, sans trop se faire d'illusions, chercher dans gougueule images le passage en question qu'il ne trouve évidemment pas - au lieu de quoi il tombe sur le reportage suivant, consacré à l'Américain Paul Karason (un nom bien islandais au demeurant), qui ressemble tant par la peau bleue que par la barbe à un schtroumpf humain:



À défaut des Schtroumpfs, JB se dit que c'est l'occasion idéale pour chercher un morceau de reggae contenant le mot brouillard. Il cherche donc dans son iTunes le mot fog. Il ne trouve rien, il s'étonne, réfléchit, se dit que le brouillard n'est peut-être pas un phénomène météorologique courant en Jamaïque. Puis, réentendant dans sa tête le mot brouillard, il s'interroge une seconde sur l'étymologie du mot, qu'il va rechercher dans le Robert historique de la langue française:
BROUILLARD n.m., d'abord broillars (1400-1450) puis brouillard (1538), est l'altération par changement de suffixe de l'ancien français bruillas (vers 1210), brouillas (1379). Ce mot, usité jusqu'au XVIIe siècle et encore mentionné dans les Dictionnaires de Trévoux comme forme ancienne pour brouillard, est dérivé de brouiller avec le suffixe -as (Wartburg relève aussi la variante suffixale bruillat au XIIIe siècle). Une influence de brouée, de même sens, dérivé de l'ancien français breu (-> brouet) est très vraisemblable.

Le brouillard serait un brouet? Une soupe? On n'est pas très loin de la purée de pois des Schtroumpfs…
Du coup, JB va vérifier les étymologies indiquées par Oscar Bloch et Walther von Wartburg dans leur Dictionnaire étymologique de la langue française:
BROUILLARD, XVe siècle (…) Modification, par changement de suffixe de brouillas, XIIIe siècle, qui dérive (comme brouée, 1314, “brouillard”, encore dans les patois) de bro(u), voir brouet, qui, du sens de “bouillon” a pris celui de “brouillard”, cf. la forme brouas, XIVe siècle, “gelée du matin”, L'l mouillée vient de brouiller.
BROUET, XIIIe siècle. Dérivé d'un simple peu usité breu “sorte de bouillon”, cf. bro(u), italien brodo, emprunt de l'ancien haut allemand °brod, cf. anglais broth. Cet emprunt est dû au fait que les Germains faisaient à la soupe une place importante dans leur nourriture, tandis que les Romains ne la connaissaient pas.
Ah bon? La soupe est un emprunt aux mœurs et à la culture culinaire germanique? Ça alors… JB se souvient encore d'une conversation qu'il a eue il y a peu avec des amis allemands au cours de laquelle, expliquant que son pépé († RIP) mangeait sa soupe tous les matins au petit déjeuner, l'auditoire allemand s'était étonné de cette coutume qui leur était/est tout à fait étrangère.

Passé ces considérations de bouche, JB prend conscience que les mots du brouillard sont très différents d'une langue à l'autre, ce qui l'étonne. Il sait que, en linguistique, les réalités ou choses ou êtres ou phénomènes courants ont souvent un mot identique d'une langue à l'autre. Or le brouillard français se dit fog en anglais, Nebel en allemand, tåke en norvégien, dimma en suédois, niebla en espagnol. Rien qui ne se ressemble, donc - si ce n'est le Nebel et le niebla. Quid? donc.
Les potes de JB, Mallory et Adams, lui indiquent que l'étymon indo-européen °nébhos "se réfère en premier lieu aux nuages, mais a souvent développé des significations secondaires de ciel, confer l'ancien irlandais nem = ciel)". De là viennent également le latin nebula (d'où l'espagnol niebla ou le français nébuleux), le grec néphos ou le sanskrit nábhas. L'allemand Nebel vient aussi de cette origine, précise pour sa part à JB le Kluge: il est tiré du gotique °nebula et signifie nuage, obscurité. On le retrouve dans le norrois njól: nuage, nuit. Quant au norvégien tåke (danois = tåge), on retrouvé l'analogie aux nuages et à l'épaisseur puisque l'adjectif tykk = épais est de même origine. Pour ce qui est du dimma suédois, on va retrouver dans ce mot l'idée de vapeur (= Dampf en allemand), mais aussi celle d'obscurité et d'épaisseur (dim en norvégien signifie obscur, ténébreux; dumpf en allemand a aussi la valeur de flou, d'obscur). L'anglais fog vient pour sa part du danois fog qui signifie vapeur, douche, neige.

Donc le brouillard: c'est le nuage, l'épaisseur, l'obscurité, la nuit; ce qui n'est pas transparent, ce qu'on ne peut percer, ce qui empêche de voir.
Mais ce qui est intéressant, ce que chaque langue, et donc chaque peuple, a sa propre réalité du brouillard. Pour les Français et les Norvégiens, c'est l'épaisseur et le flou. Pour les Anglais et les Suédois, c'est la vapeur et l'obscurité.

Revenant à sa soupe épaisse, à son brouet et à son brouillard, à la purée de pois des Schtroumpfs (après tout, c'est l'heure de prendre son petit déjeuner), JB se souvient que le mot schtroumpf se dit smurf en anglais. Du coup, il repense au smurf du début des années 80, et il apprend grâce à Wikipédia que:
Smurf est une appellation erronée du popping. Cette appellation ne s'est répandue qu'en France et en Allemagne. Cette erreur tient son origine de la B.O américaine du film Les Schtroumpfs (The smurf aux E-U), qui était titré Let's Do The Smurf (Imitons les Schtroumpfs) et dont le clip montre des "poppers" (danseurs de popping).

Et si ces poppers n'ont rien à voir avec l'ancien produit médicamenteux détourné de son utilisation à des fins d'excitation sexuelle, ils ont en revanche tout à voir avec le break dance puis le hip-hop. Du coup, JB repense à la vidéo du Rock It, de Herbie Hancock, qu'il adorait quand il était jeune ado - à cause de ses créatures hybrides et de ses hommes-machines; lui que l'architecture et les paysages industriels captivent, lui que les êtres polymorphes fascinent (de Frankenstein à la Maria de Métropolis, en passant par les robots de Karel Capek ou les androïdes de Philip K. Dick), lui que les machines en général et leur détournement en particulier intéressent. On regarde:




Écoutant Rock It, JB est frappé de reconnaître des tonalités qu'il a entendues dans le Poème Électronique d'Edgard Varèse, une œuvre de 1958 - puisqu'il affectionne aussi la musique électro-acoustique. Il apprend, ce qu'il ignorait, que l'œuvre a été composée et commanditée pour le Pavillon Philips lors de l'Exposition Universelle de Bruxelles:


Puis:


Quand JB va chercher pour savoir s'il existe une vidéo du Poème Électronique, non seulement il la trouve mais il lit l'explication suivante:


Philips a donc inventé un appareil automatique qui permet de créer "un nouvel art aux possibilités illimitées, à savoir l'interaction électronique de la lumière, la couleur, l'image, le mot et la musique dans l'espace." Puis, plus loin, cette explication liminaire précise la composition de l'œuvre:


JB traduit pour ses petits amis qui ne parlent pas le néerlandais:
La représentation se compose des parties suivantes
• la création
• l'esprit et la matière
• de l'obscurité à l'aube
• les Dieux créés par la main humaine

En lisant ça, JB en tomberait presque de son fauteuil.
Car non seulement il est précisé stricto sensu ce que JB développait pas plus tard ue supra sur les hommes-machines et les créatures hybrides, mais JB retrouve son obscurité (= duisternis) du brouillard, des nuages, de l'épaisseur, de la nuit, du flou, du brouillard, du bouillon, du brouet, de la purée de pois, des Schrtroumpfs, du smurf, du break dance, de l'électronique.
On regarde et on se quitte sur l'œuvre de Le Corbusier dans ce choix proprement hypnotique d'images:



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