mardi 21 septembre 2010

Ce trucmuche du truchement

Et voilà JB qui traduit et adore traduire la voix de ce bon vieux Elling, le personnage névropathe d'Ingvar Ambjørnsen, dont, par un miracle que seule la traduction et la littérature expliquent, il connaît les accents sémantiques et phonétiques sur le bout des doigts et des lèvres.
JB traduit donc - et c'est lui qui souligne:
J’ai véritablement mangé de la vache enragée avant que le téléphone et moi ne devenions les meilleurs amis du monde. Durant toutes les années où maman et moi avons vécu dans une sorte de symbiose tremblotante, c’était elle qui endossait pour deux les frusques du porte-parole lorsque le monde extérieur se manifestait à nous ou devait être contacté par le truchement de l’invention de ce bon vieux Bell.

Et JB sait que:
1) il commet une faute en employant truchement pour une chose. Sauf erreur ou omission de sa part, une action, si elle se fait par le truchement, celui est forcément de quelqu'un et non de quelque chose.
Mais JB :
2) va vérifier son allégation;
3) se demande quelle est l'étymologie de ce mot truchement;
4) trouverait merveilleux si les mots truchement et trucmuche étaient liés, ce dont il doute et qui le fait déjà pleurer une rivière.

1 et 2) Le sens et l'usage.
Que dit le TLF?


Et donc JB se trompait. On dit bien par le truchement de quelque chose.
JB ne voudrait pas paraître cabochard, n'empêche, les premiers sens renvoient à une personne, même si le sémantisme a évolué pour inclure une chose. Mais on voit que ces fameuses choses ont toutes à voir avec le discours, avec la parole, la transmission d'un message. Donc JB est dans le juste en utilisant le téléphone comme agent dans son emploi de l'expression sus-citée.
JB se trompait, donc, mais il se trompait en vertu de la remarque de Hanse qui précise - et c'est encore une fois JB qui souligne: "Si le sens premier de “interprète”, de « personne qui sert d'intermédiaire » a vieilli et que le mot s'emploie surtout dans par le truchement de, “par l'intermédiaire de”, il faut cependant éviter de dire: par le truchement d'un interprète, car une certaine conscience subsiste du sens premier." Le langage garde-t-il un inconscient sémantique? Le langage a-t-il une mémoire de ses sens tombés en obsolescence? La faute que pensait commettre JB en est la preuve, si tant est qu'il/on en doutât (waouh! le super subjonctif imparfait!!!).

Mais JB doute tout de même, il va donc consulter le gardien suprême de la langue française, il a nommé le Littré:


Idem, donc.
Si on s'arrête une seconde (allez, deux) sur les définitions proposées par le Littré, on remarque que, au vu de la deuxième, si on l'applique à la lettre, JB procède, en associant le téléphone à l'expression qui l'intéresse, à une anthropomorphisation de "l'invention de ce bon vieux Bell", comme dit Elling. C'est-à-dire: JB transforme une chose en un être humain. Ce qui, soit dit en passant, est une erreur lexicographique pathologique tout à fait raccord avec les manquements tout aussi pathologiques du personnage.
Mais bon, là, JB coupe un peu les cheveux en quatre.

Et, ainsi donc, un truchement ou, ainsi que l'écrit également le Littré, un trucheman est un interprète. JB est donc une sorte de trucheman. JB sert en tout cas de truchement aux écrivains qu'il traduit, dans leur dialogue imaginaire avec leurs lecteurs français. JB imagine tout à fait la scène:
Il n'a plus de travail. Il se présente à l'ANPE. L'agent(e): "Quel métier exercez-vous?" JB: "Truchement. Mais vous n'avez qu'à noter trucheman. T-R-U-C-H-E-M-A-N." Là, c'est direction Saint-Anne sans repasser par la case départ et sans gagner vingt mille francs!

Ce qui nous amène à:

3) L'étymologie
Et c'est évidemment le Robert historique de la langue française qui nous renseigne:
TRUCHEMENT n.m. est une forme refaite (début XVe siècle), précédée par trucheman (fin XIVe siècle), de drugement (fin XIIe siècle), mot emprunté à l'arabe targumen “traducteur” au moment des croisades. Ce dernier, emprunté lui-même à l'araméen d'origine akhadienne tragumannu, est passé en grec byzantin (dragoumanos) puis en italien (dragomanno) et a donné par ailleurs drogeman (début XIIe siècle), droguement (1213) puis drogman; ce mot sorti d'usage a longtemps désigné un interprète travaillant dans les pays du Levant.
◊ Les formes désignent l'interprète dans un pays du Levant puis en général, sens archaïque depuis que l'on emploie interprète. ◊ Par figure, truchement désigne une personne qui exprime la pensée d'une autre, un porte-parole, dans quelques constructions: être le truchement de, servir de truchement à (qqun). Depuis le XVIe siècle, le mot a pris le sens figuré d'“interprète (des sentiments)” en parlant des signes extérieures; cette valeur est usuelle aux XVIIe-XVIIIe siècles puis devient archaïque. Enfin, la valeur abstraite d'“entremise, intermédiaire” est réalisée (XXe siècle) dans quelques emplois comme par le truchement de (qqun, qqch).
Donc, oui, décidément, JB est un truchement, un trucheman. Il est même trucheman littéraire de profession. Ça ça enbouche un certain coin, hein…

Du coup, il va vérifier si:
4) truchement et trucmuche sont cousins.
Et, oui, décidément encore une fois, JB se trompe et peut dès lors pleurer une rivière.
Mais pour avoir de bonnes raisons de pleurer, JB va d'abord consulter le Dictionnaire des argots de Gaston Esnault (1965). Lequel lui indique que trucmuche signifie "chose en question", est formé sur le substantif truc et est apparu vers 1914.

Puis JB revient au Robert historique de la langue française qu'il va citer en police trébuchet et dont il émaillera les sens en police courier avec ceux indiqués par Gaston Esnault. À son sujet, quand une profession ou un groupe sont indiqués entre parenthèses, c'est que le mot est employé par l'argot en usage chez ces gens.
Le mot a été emprunté une première fois au XIIIe siècle pour désigner un coup d'adresse, une ruse, puis employé au XVe siècle pour “stratagème” dans la locution argotique faire le trucq.
2) Activité dont il vaut mieux taire le nom: Le truc que je maquille (1829). Le grand truc = l'assassinat (1835). Faire le truc, se livrer à la prostitution (prostituées, 1876), pratiquer le vol (1886).
3) Coup perpétré, meurtre ou méfait. Morfiller [avouer] un truc (1850). Se filer les trucs sur les endosses, en prendre la responsabilité (voyous, 1880).
Il est repris pour désigner (1789) un moyen adroit de se tirer d'affaire, un artifice, valeur aujourd'hui usuelle, et spécialement (1800) un savoir-faire dans un métier (1832, avoir le truc), puis (1803) au théâtre un moyen mécanique servant à mouvoir les décors et à susciter une illusion, acception développée avec le cinéma qui se définit dès l'origine, en France, à la fois comme un art de la réalité (Lumière, Pathé) et de l'illusion par le truc (Méliès). Le mot désigne aussi un procédé plus ou moins caché dans une technique, un métier, un tour d'adresse (1867).
1) Moyen, procédé caché. (…) Pièce à trucs, pièce exigeant des changements de décors à l'aide de “machines” (théâtre, 1849).
À partir de la fin du XIXe siècle, truc fait partie des désignations d'une chose ou d'une personne qu'on ne veut pas nommer (1886) [confer machin, chose, récemment bidule], parfois renforcé en truc-machin, truc-bidule
4) Par imprécision commode ou euphémique, chose, “machin”: local (troupiers, 1886), menstrues (prostituées, 1898); revolver (voyous, 1926); — idée, problème Piger le truc (lycéens, 1884); — travail, occupation (troupiers, 1895).


Ce qui est passionnant, dans ce rapprochement entre le truchement et le truc(muche), c'est que l'un comme l'autre expriment et verbalisent, même si a priori ils le font à l'inverse l'un de l'autre. Le premier verbalise un mot qui resterait sinon incompréhensible. Le second verbalise un mot que l'on veut voir rester incompréhensible.Le premier montre, le second cache. Et nous savons depuis Foucault puis avec la théorie queer que c'est deux procédés aboutissent au même résultat. Que l'on cache ou que l'on montre, on exprime. Il y a dans les deux cas, et que ce soit par le geste ou la parole, une action performative, qui tend de toute façon à exprimer quelque chose, quelle que soit cette chose et quelle que soit la façon dont on veut l'exprimer.

Mais la boucle entre le truchement et le truc(muche), donc entre le traducteur et le taiseur qui tous deux verbalisent à leur corps défendant ou pas - cette boucle ne saurait être parfaitement bouclée sans se pencher sur l'étymologie du mot truc. On commence avec le Robert historique de la langue française:
TRUC n.m. est emprunté vers 1220 à l'ancien provençal truc, dérivé du verbe trucar “cogner, heurter contre”. Celui-ci est issu d'un latin populaire °trudicare, dérivé du latin classique trudere “pousser avec force, violence”, dit également des plantes et des bourgeons qui poussent (confer -> intrus). C'est un mot du vocabulaire indoeuropéen occidental, à rapprocher du vieux slave trudu “peine, souci” (russe trud “labeur, besogne”), d'un verbe gotique signifiant “donner de la peine, du mal, du souci (à qqun)."

Ça alors! Mais c'est une mine, mes petits amis!
C'est une mine parce que cela veut dire:
1) il y a bel et bien une évolution diachronique dans le(s) sémanstisme(s) du mot truc, et ce dès le départ;
2) il y a bel et bien, comme JB le soutenait plus haut, un inconscient sémantique dans le langage.

Pour asseoir sa petite thoérie, JB va chercher l'étymon indoeuropéen à partir duquel les différents termes ont été créés dans les langues respectives. Et cet étymon, c'est °tr-eu-d-:


Reprenons.
a) Le coup.
La troisième définition en argot du mot truc (“coup, meurtre”), qui date de la seconde moitié du XIXe siècle, est non seulement le sens exact qu'avait le terme en ancien provençal, alors que l'emprunt date de 1220. 650 ans séparent les deux termes et le sens est identique! Sapristi! Et non seulement ça, mais c'est le sens identiquement exact du verbe indoeuropéen °tr-eu-d-. Lequel, on le note juste pour l'anecdote, a donné en albanais treth qui signifie… “castrer”!!! Cela a également donné le verbe thrysta qui signifiait “appuyer” en ancien anglais, lequel a donné l'actuel thrust = appuyer/pousser brusquement.
b) Le tourment.
Le sens de tourment se retrouve dans une majorité de langues, qu'elles soient slaves, celtiques ou germaniques. On le retrouve notamment dans l'anglais threaten = menacer. Même le latin a uniquement fixé dans sa langue le sémantisme de la pression, de la poussée, il y a dans le sens récent en français du mot truc, donc cette chose que l'on ne veut/peut pas nommer directement, la même idée: si on la nomme, si on la montre, on risque de s'exposer à des ennuis, des tourments. Donc on emploie un terme détourné qui pousse le terme exact dans le non-dit, dans une espèce de non-existence, ou une existence détournée et dont le sens demeure tout de même appuyé.

Par là même, la traduction (le truchement) devient un truc:
1) Quand on traduit, on pousse le sens de certains mots, que ce soit dans une direction en l'exagérant (et on fait de la sutraduction) ou dans une autre en l'atténuant (et on fait de la sous-traduction). Dans les deux cas, on truque d'une certaine manière, on emploie un truc et on nomme autrement.
2) Le traducteur est un truqueur dans la mesure où il utilise des artifices, comme au théâtre, pour dissimuler certaines modifications (les jeux de mots), pour éviter les notes en bas de page (certains mots rajoutés dans la narration). Mais la traduction est aussi un truc dans le sens queer du discours performatif puisque, parfois, le traducteur tait certains détails, il ne les nomme pas, ne les traduit pas, mais, ailleurs, en traduit d'autres ou les traduit autrement ou en ajoute.
3) La traduction est un truc, un °tr-eu-d-, un trud, un tourment: le/la traducteur/trice se voit dans l'obligation d'obvier, de modifier légèrement le sens (confer supra), et, conformément au devoir de fidélité qui l'incombe, est plongé(e) dans des abîmes de perplexité et de tourments parce qu'il/elle ne respecte(rait) pas le sens exact.


JB est vraiment aux anges!
JB trouve qu'il a eu entièrement raison de "perdre" deux heures à enquêter et réfléchir pour arriver à ces conclusions-là, surtout un mardi où il a son entretien hebdomadaire.

Alors, comme JB adore les cohérences, comme JB adore boucler les boucles (il le serine sur tous les tons), comme il a commencé la journée sur ce blog tatoué et fumeur avec Sound Dimension, il va continuer avec eux et leur morceau The Thing, qui est aussi une traduction de truc. On écoute (et on regarde parce qu'on y voit plein plein plein de skinboys et skingirls):

2 commentaires:

Anonyme a dit…

raah joli, merci JB, je cherchais le lien entre truchement et truc, et voilà... l'un montre, l'autre cache, joli challenge pour un traducteur.le truc, la chose, le Ding.Dong, donc.

Der JB a dit…

Ding Dong comme dans "Ding A Dong"???

"There will no sorrow when you sing tomorrow and you walk alons with your ding-dang-dong."
Ou, en bon néerlandais:
"Is het lang geleden, is het lang geleden / Dat je zei "ik ben zo blij, ding dinge dong""

Bon, JB a encore abusé des champignons hallucinogènes à la mimolette vieille…