mercredi 4 août 2010

L'oblication sémantique

Travaillant le roman ivoirien, je veux un instant traduire "en fillete gjeter" par "un berger en haillons". L'idée de fillete (qui n'est donc pas une fillette norvégienne, laquelle se dit pike, à ne surtout pas confondre avec pikk qui pour sa part signifie purement et simplement bite) est celle de tissu lacéré, déchiré. Ordnett.no nous confirme:


A priori, je suis dans le vrai, dans le juste.
Puis je me dis que, bon, certes, dans ce nord de la Côte d'Ivoire, le berger doit être bien pauvre, mais de là à dire de lui qu'il est "en haillons", il ne faudrait pas non plus exagérer. Puisqu'il y a dans cette locution adverbiale quelque chose de méprisant. Ce faisant, je biaise ma traduction, je lui donne une valeur surnégative que le mot norvégien, bien qu'il recouvre ce sémantisme, n'a pas de façon aussi forte. Ce faisant, à mon sens, j'impose à ma traduction les clichés culturels et inconscients dont on aime affubler (pour le coup) une certaine population pauvre vivant dans certains pays africains. Autrement dit, si je laisse ma traduction en l'état, j'intériorise un préjugé, je me l'approprie, je le valide, j'opine intimement à son présupposé. Puisque, ainsi qu'on l'avait déjà vu en juin dernier à propos d'un autre sujet (le genre et le féminisme), la dimension politique et idéologique n'est jamais tout à fait absente ni dans une traduction, ni chez un(e) traducteur/trice. Tant et si bien que, en fonction du mot qu'il ou elle choisit dans sa langue pour restituer l'équivalent de la langue de départ, ce(tte) traducteur/trice charge son choix de traduction d'un signifié politiquement ou idéologiquement absent du mot d'origine. Il/elle appesantit sa traduction d'un point de vue qui peut être stigmatisant et discriminatoire, quand bien même celui-ci ne serait qu'inconscient, voire non-désiré. Mais ainsi que nous l'a appris la psychanalyse, l'inconscient se loge justement dans les détails du langage. Ce que la théorie queer a autrement baptisé pour les questions de sexualité et de genre le discours performatif: en exprimant telle réalité de telle façon, je sous-entends que j'adopte telle vision de l'existence (la mienne ou celle des autres) et telle opinion politique, sociologique, anthropologique.
En matière de traduction, c'est ce qu'on aimerait appeler l'oblication sémantique. Et si le substantif n'existe pas en français, on aimerait l'inventer pour deux raisons. Obliquer, nous indique le TLF, a la signification suivante:


Le sens en tant que direction, donc.
Car l'objectif idéal de la traduction, c'est la fidélité parfaite. Si on file la métaphore directionnelle et géométrique, il faut s'imaginer deux lignes éternellement parallèles: la première à gauche serait la langue source (pour moi le norvégien) et la seconde (pour moi le français) la langue cible. Et ces deux lignes seraient donc dans l'idéal continûment et invariablement parallèles, la ligne française (la traduction) étant continûment et invariablement conforme et fidèle à la ligne de gauche (le texte original). Mais ça, c'est un idéal.
Les peuples ne parlent pas des langues différentes pour rien. Et la langue est le reflet d'une psyché, d'une culture (ancestrale), d'une vision du monde: les peuples ne s'envisagent pas de la même manière, ils ne s'envisagent pas de la même manière par rapport au monde, aux autres, à eux-mêmes. Ce que la langue va refléter dans son vocabulaire et parfois dans sa syntaxe, dans son univers métaphorique, dans ses sous-entendus, etc. Les idiotismes et autres expressions et locutions en sont notamment le reflet (par exemple: å være helt ut på viddene < littéralement: être complètement sur les hauts-plateaux < en bon français: être à côté de la plaque. - et on voit aisément la raison de la présence de ces hauts plateaux dans une langue dont le pays est principalement montagneux).
En conséquence de quoi nos lignes, à un moment, vont perdre leur parallélisme. Le traducteur se verra contraint de biaiser sa traduction: soit il va être dans ce qu'on appelle la surtraduction (il traduit crier au lieu de appeler) et sa ligne de droite, la française, s'éloigne de la ligne de gauche, la norvégienne; soit il va être dans la sous-traduction (il traduit appeler au lieu de crier) et sa ligne de droite mord la ligne de gauche jusqu'à parfois empiéter largement sur son territoire. Lorsque ces lignes se croisent, dévient, biaisent, elles deviennent donc obliques. Elles obliquent. Elles changent de sens directionnel, mais aussi de sens sémantique.
L'oblication sémantique décrirait alors ce détournement sémantique lorsque le terme traduit vers la langue cible se voit chargé, sciemment ou pas, d'un sens politique et/ou idéologique discriminatoire et/ou stigmatisant qui n'est pas présent dans le terme de départ, dans la langue source. Quelques exemples, volontairement exagérés: ce serait traduire femme par pouffiasse, gay par lopette, arabe par bicot, pauvre par loqueteux, gauchiste par terroriste d'extrême-gauche, etc., etc. Une traduction oblique, c'est une traduction queer en anglais, skeiv en norvégien - deux mots qui signifient de travers, puis, étrange, puis anormal, et enfin gay (bien que, après, les personnes ainsi désignées se réapproprient le mot pour se qualifier). Une traduction oblique, c'est une traduction qui fixe dans le lexique choisi une médisance implicite, un jugement politique, une condamnation sociale, qui jette l'opprobre sur un individu ou le groupe auquel cet individu appartient. La traduction est oblique tant dans son sens directionnel et géométrique (biaisé) que dans son sens sémantique et lexicographique (tronqué). On revient à ce que la théorie queer disait sur le discours performatif: on impose à son propos un sens non seulement détourné, mais qui reflète la vision du monde du locuteur et non la vision du monde tel qu'il est - on n'oublie le devoir de fidélité du traducteur, quand bien même celui-ci demeure de l'ordre de l'idéal.

Et donc, traduire un berger en haillons, c'est faire de l'oblication sémantique.
Alors que dire?
Un berger, ainsi que nous le propose ordnett, déguenillé? Mouais. C'est guère mieux. Quels synonymes nous propose le TLF?



Loqueteux est exclus, c'est encore pire. Négligé et débraillé ne conviennent pas car ils ont trait à la mise, au port des vêtements, et non à l'état de ces mêmes vêtements. Tiens… Et dépenaillé? Oui, dépenaillé est sans doute mieux. Dépenaillé est pas mal, même.
Question néanmoins: est-ce qu'un adolescent de dix-sept ans, qui vit dans la banlieue d'Oslo et a un vocabulaire plutôt relâché (et, je le rappelle pour l'avoir maints fois souligné: ce qui ne l'empêche d'employer des images poétiques), aurait recours à cet adjectif? Pas sûr. Mais peut-être justement parce qu'il emploie des images poétiques et qu'il ne rechigne pas à faire des métaphores parfois iconoclastes, comme on l'a vu ici et , je vais garder ce dépenaillé.


Puis, voyant et revoyant ces adjectifs, me souvenant que sur ordnett fille se trouvait en-dessous de filipens, un mot vieilli qui signifie un bouton, un bubon, je repense à Peau d'Âne, le film de Jacques Demy réalisé en 1970, à la suite duquel les lecteurs de ce blog tatoué et fumeur avaient pu constater début juin dernier la nigauderie d'abord cinéphile puis culinaire de JB. Je repense forcément à Peau d'Âne et cette scène d'anthologie quand Catherine Deneuve, princesse transformée en souillon, doit bosser à la ferme, dans la bauge aux gorets avec sa, je cite, "peau qui pue" - comme une espèce de confirmation ou de prolongement à ce que qu'on vient d'expliquer. On regarde:



Puis, dans les commentaires à la vidéo sur toitube, qu'est-ce qu'on lit?


Quoi? Coluche? Vraiment?
On fait un arrêt sur image:


Hum… Pas fastoche de le reconnaître.
On va vérifier sur Wikipédia, qui nous indique, dans la longue liste de la distribution des rôles:


Ça alors… Coluche dans Peau d'Âne
Ça alors…

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