samedi 21 août 2010

La cosmogonie personnelle de JB

JB vous l'avait déjà dit le 11 août dernier: les Indo-Européens avaient des noms que l'on sait reconstruire pour désigner telle ou telle maladie.
Car JB vous ressasse les oreilles avec ça depuis plus d'un mois maintenant et il se doute qu'il en agace un peu certains avec ces histoires de linguistique et d'indo-européen.
N'empêche.

Il a continué sa lecture de l'Introduction to Proto-Indo-European de ses nouveaux copains Mallory & Adams. Et il a fait des découvertes sensationnelles.
Des découvertes auxquelles il pense sans interruption depuis une semaine.

Le point de départ de JB concernait donc les maladies. À cet égard, il a appris que les Indo-Européens possédaient nombre de mots pour désigner les maladies externes, mais pas internes - à de très rares exceptions près. Ils avaient certes des termes pour désigner la douleur, la souffrance, la maladie, mais aucun que l'on ait pu reconstruire et qui renvoie directement à des pathologies endogènes, internes au corps. Ou plutôt: des termes que l'on ait pu reconstruire.
Car, il faut le préciser, cette langue proto-indo-européenne est reconstruite, d'où tous les petits signes ° qui précèdent chaque mot et indiquent que le mot en question est reconstruit, qu'il n'a pas été trouvé sous une forme écrite, mais qu'on suppose qu'il s'écrivait ainsi. De plus, nous possédons très peu de textes dans le corpus indo-européen qui détaille le corps, ses membres et ses maladies. Et Mallory et Adams d'insister sur ce point:
The reconstructed vocabulary concerning terms for diesease is probably extremely partial. A study of folk taxonomy of disease among the Eastern Subanum of the Southern Philippines uncovered 132 single-word labels for disease (and over a thousand words for plants) and discussion of diseases among the Subanum was regarded as the tird most topic after litigation and botany.
Pour ce qui est de la guérison, on sait que les traditions indo-européennes étaient de trois types: 1) celles utilisant les sortilèges, et effectuées uniquement par les prêtres; 2) celles nécessitant la chirurgie et l'emploi d'un couteau (blessures, fractures) et dont bénéficiaient la classe des guerriers; 3) celles pouvant êtres contenues par les herbes (fièvres, amaigrissement) et qui concerne toute la population dont la fonction est la préparation de la nourriture.
On pourrait encore développer, mais il faudrait alors s'appesantir sur les mythologies indo-européennes et ce n'est pas tant le propos de ce petit développement.

Bon.
Vous suivez, mes petits amis?
Car ce qui a passionné JB, c'est ce qui suit. Ça l'a tellement passionné que, lundi dernier, en allant à son rendez-vous de vampirisation hebdomadaire, il a raté l'arrêt de train. Ça ne lui est jamais arrivé. JB était abasourdi, ébahi. Il avait l'impression qu'une explication fondamentale sur une question qui le taraude depuis des décennies venait brusquement de lui être fournie. Comme si un profond et vieux mystère trouvait soudain une réponse toute simple.

Cela commence avec l'anatomie.
Pour décrire certains membres, les Indo-Européens possèdent un mot que l'on va retrouver à l'identique en traduction dans 10 grandes familles de langues. C'est par exemple le cas des mots suivants: front, œil, nez, bouche. Et ça, c'est exceptionnel. C'est exceptionnel car, souvent, en analyse diachronique des langues, on remarque que tel mot dans telle langue peut être rapproché de tel mot dans telle autre langue, ils ont la même origine mais ne signifient pas tout à fait la même chose. Un exemple: le corps. Il se dit °kréps en indo-européen et a donné notamment cri en ancien irlandais, qui signifie chair et corps; corpus en latin < corps; hrif en ancien anglais < ventre; krp en sanskrit qui signifie également corps. Vous voyez? Dans ces cas-là, le sens change, fluctue, dérive. Alors que pour certains membres, non. Et non seulement ça, mais ces termes sont restés quasi inchangés dans une même langue au fil des siècles; ce qui, en linguistique, est très rare. Prenons notre français tête. Autrefois, on utilisait le latin caput qui a donné par exemple la peine capitale. Mais en français, c'est tête qui est resté, de testa.
Pourquoi cette invariabilité diachronqiue?
En fait, on sait que les premiers mots qu'apprennent les petits enfants ont trait au corps. Donc non seulement les termes ne vont ni changer ni permuter mais, de surcroît, puisqu'ils sont les premiers inculqués dans et par l'apprentissage du langage, ils vont continuer de vivre à l'identique. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de changement phonétique ou morphologique, mais le terme en tant que tel demeurera. Ce qui signifie qu'une des premières choses qu'apprend l'être humain, c'est son corps. Une des premières choses dont il a conscience, c'est son rapport au corps. Ce n'est pas son rapport à l'autre, à l'environnement, mais bel et bien sa relation avec lui-même et, mieux encore, la façon dont il envisage sa chair, sa peau, ses membres, son enveloppe.
La pédopsychiatrie, a entre-temps appris JB, nous le confirme: la conscience de soi s'élabore par la perception de son propre corps. Après quoi le petit enfant prend conscience de l'autre. L'équilibre mental passe par ce cycle de perception(s).

Mais la linguistique nous apprend d'autres choses, plus passionnantes encore.
Si on passe dans le domaine de la lexicographie, on se rend que, et je cite Mallory et Adams:
(…) les termes pour désigner le corps et les fonctions corporelles constituent la plus vaste catégorique sémantique en proto-indo-européen, et les mots ayant trait à la santé et la maladie la deuxième plus vaste (la troisième concernant les termes en lien avec le langage, puis avec la parenté).
Ça signifie quoi, pour faire un pont entre la linguistique et la pédopsychiatrie, voire la psychanalyse comme on l'a vu ce matin chez Freud?
Ça veut dire que le petit enfant se développe, tant en conscience de soi qu'à travers la langage, en fonction d'un cycle bien déterminé qui fait se succéder 1) le corps < le moi; 2) la santé/la maladie < la survie; 3) la parole < la communication; 4) la famille < l'altérité. On pourrait presque dire que ce cycle correspond peu ou prou à ces phrases:
Je dois survivre avant de vivre avec les autres.
Je dois m'envisager si je veux parler et vivre avec les autres.
Et quelle était la célèbre phrase de Freud?
Wo Es war, soll Ich werden.
Le plus littéralement possible:
Là où était le Ça, le Moi doit devenir.
Freud distinguait trois instances de la personnalité: le ça, le moi et le surmoi. Si on prend ce système à l'envers, on peut expliquer les choses ainsi. Le surmoi concerne la morale, la notion de bien et de mal. Le Moi concerne l'ego, le soi en propre, la personnalité, la conscience de soi. Le ça se rapporte aux pulsions inconscientes et refoulées ainsi qu'aux instincts primaires et héréditaires.
La traduction de cette phrase de Freud est tellement problématique qu'on pourrait constituer une bibliothèque entière composée de la littérature scientifique s'y rapportant. Un article disponible sur le net, bien fichu et accessible, se trouve ici. Et pour un traducteur comme JB, c'est une belle leçon de traductologie.
En gros, pour revenir à notre sujet, ce que Freud disait, ce que: 1) on doit avant tout devenir soi-même et contrôler ses pulsions; mais, mieux, 2) ces pulsions doivent s'intégrer à l'identité, à la conscience. Il faut avoir conscience de ses pulsions, les inclure dans sa vie, pour être mieux soi-même. Freud souhaite implicitement rétablir le cycle initial du développement de l'enfant, tel que la linguistique nous l'a montré ci-dessus. Il faut redevenir le sujet. Le sujet qui dit je.

Mais ce n'est pas tout. Ce n'est pas tout ce qu'apprenait JB ce fameux lundi, en ce jour de vampirisation hebdomadaire.
L'universitaire américain Bruce Lincoln, indiquait Mallory & Adams à JB, a analysé les différents mythes indo-européens. Dans de très nombreuses de ces cosmogonies, la création de l'univers et de l'humanité s'opère par le démembrement d'un géant (que celui-ci soit humain ou bovin). De ce démembrement originel, les différentes parties du corps sont associés à telles ou telles réalités, en fonction des équations suivantes:
La chair = la terre; les os = la pierre; les cheveux = les plantes; le sang = l'eau; les yeux = le soleil; l'âme = la lune; le cerveau = les nuages; la tête = le ciel; la respiration = le vent.
Et c'est ça qui a fait rater son arrêt de train à JB.
C'est ça qui l'a laissé abasourdi.
Car qu'est-ce qu'on dit en français?
Pleurer des larmes de sang.
Être lunaire.
Avoir la tête en l'air
Être dans les nuages.
Pousser son dernier souffle.
Etc., etc., etc.
Dans cette analyse comparée de la cosmogonie et son interprétation, JB voyait subitement le reflet de son travail de traducteur. Il comprenait brusquement que les problèmes de traduction tout comme les images littéraires, leur compréhension tout comme leur résolution, sont profondément ancrées dans une certaine connaissance de la linguistique. Mais comme cette connaissance de la linguistique touchait (et JB n'emploie pas ce mot au hasard) au domaine de la psychanalyse et de l'anthropologie, JB comprenait brusquement qu'il n'était pas un simple agent, une simple machine à traduire - pour parler vulgairement. Il comprenait brusquement que la traduction a également un surmoi, le fameux surmoi de Freud. Il comprenait que ce qu'il appelait l'oblication sémantique il y a plusieurs semaines, donc ce devoir moral du traducteur qui va choisir tel mot aux dépens tel autre et par là même oblique le sens initial, se retrouvait là, dans les sources du langage, dans les sources de l'humanité. De la même manière que JB essaie de rendre une langue lisible dans une autre langue, de la même manière qu'il essaie de restituer une réalité étrangère à ses colocuteurs, l'anthropologie et la psychanalyse essaient de traduire l'origine, de comprendre les fondements pour expliquer et traduire une réalité, un comportement. Pour JB: un langage, une expression littéraire, une réalité, une vision du monde quand bien même celle-ci n'est que fictionnelle.

Et JB comprenait mille autres choses privées. Mais celles-ci, il les garde pour lui.

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