samedi 21 août 2010

Beauty sleep

Et encore aujourd'hui le ciel est d'azur au-dessus de Berlin. Notre monsieur météo préféré, celui à la voix tapettisante, nous a promis 29° et une chaude journée. À cette heure-ci, un samedi, la ville dort plus que jamais. JB est déjà réveillé, il est un peu perdu sans son ordinimi et sans son iTunes où il a ses petits trésors musicaux. Il a envie d'aller réveiller son ordimini mais celui-ci dort du sommeil du juste et d'un sommeil surtout réparateur que JB ne voudrait pas interrompre.

Et du coup JB pense à ce mot norvégien, skjønnhetssøvn, littéralement, un sommeil de beauté, un sommeil grâce auquel on retrouve sa beauté - une construction qu'on a identiquement en allemand, Schönheitsschlaf, ou en anglais, beauty sleep. Alors qu'en français, la beauté ne compte plus, en français, on parle de façon hyperpragmatique de sommeil réparateur. Et c'est un double paradoxe. La France qui attache tellement d'importance à l'apparence (ce n'est pas pour rien que c'est le pays de la mode) et s'acharne depuis des siècles à parfaire la beauté, ne la prend ici pas en compte. De plus, le français s'illustre dans ses constructions sémantiques plutôt poétiques, alors que là, non. Pourquoi? Qu'est-ce que ça nous dit en termes d'ethnolinguistique?
JB va tout de même vérifier sur ordnett, il veut être sûr de la traduction dite officielle - et il constate qu'il ne s'est pas trompé:


Consciencieux, JB fait quand même une vérification sur gougueule et, à sa grande surprise, le moteur de recherche lui recrache 432 résultats. Certes, ce n'est pas beaucoup, mais tout de même. Et non seulement ça, mais le dictionnaire en ligne sensagent relève même la locution:


JB ignorait complètement que la locution avait cours en français. Du coup, il va vérifier dans le TLF: rien. Dans le Robert en 6 volumes: rien. Dans le Littré: rien. La langue française fait une sieste ou un somme, elle dort comme un loir ou comme une marmotte, elle roupille ou elle pionce, elle a un sommeil de plomb ou hanté de rêves, mais elle n'a pas de sommeil de beauté: elle a un sommeil réparateur. JB est intrigué. Il va vérifier ce qu'en pensent et en disent les anglophones, et voici ce que le Etymology Online Dictionary  lui répond:


Aha. Donc un beauty sleep, c'est un somme que l'on fait "avant minuit", comme pour mieux passer la nuit, pour mieux faire la fête la nuit. Et, double surprise, la locution est relativement tardive, 1850 - étonnant qu'elle ait pris autant dans la langue quotidienne. JB en veut pour preuve les occurrences des termes. 22 300 pour l'équivalent allemand, 10 200 pour le norvégien et… 298 000 pour l'anglais! Presque 300 000 quand le français n'en recense que 432. Quant à la locution française sommeil réparateur, elle revient dans 44 500 occurrences - c'est donc bel et bien la traduction correcte et l'usage courant.
Allemands et Norvégiens ont-ils importé la locution de l'anglais? Les anglophones sont-ils plus enclins au somme(il)? Ont-ils besoin de se sentir plus beaux? Font-ils plus la fête la nuit, et plus longtemps, et par conséquent ont absolument besoin d'un petite sieste pour maximiser leurs forces?

Et puis JB finit par trouver une piste. Sur un site un peu fantaisiste qui associe linguistique, médecine et pharmacopée.


Alors là…
Ainsi donc, la morphine doit son nom au dieu Morphée?! Ça alors…
Et qu'a Wikipédia à nous dire sur Morphée?


Et, pour le coup, ce qui est étonnant, c'est que les francophones aient fixé dans leur langue l'expression être/tomber dans les bras de Morphée et non sommeil de beauté. Pourquoi? Pourquoi tel peuple, telle culture, (se) reconnaît-il dans telle expression et pas dans une autre? Pourquoi les anglophones semblent voir dans le sommeil une activité qui va leur permettre de réhabiliter la beauté, alors que les francophones semblent y voir pour leur part une activité qui va leur permettre de rêver? Par extension, les rêves permettent-ils de réhabiliter la beauté?
Le Robert des expressions et locutions nous indique simplement:
Être dans les bras de Morphée “dormir profondément”. Allusion mythologique au dieu du sommeil. Le rapprochement entre le sommeil et les corps enlacés est un thème littéraire et culturel vénérable, au moins dans la tradition gréco-latine.
Les Métamorphoses  d'Ovide nous apporteraient-elles une réponse? On va voir, et puis de toute façon la langue d'Ovide est toujours d'une incomparable… beauté (et il faut cliquer sur l'image pour bien lire, ou aller voir dans le lien supra):


Dans cette demeure du sommeil poussent des pavots, une plante narcotique comme on le sait, tout comme la morphine est un puissant narcotique. Et Ovide de nous décrire les vertus du sommeil: le sommeil est effectivement réparateur, comme l'exprime la langue française et il vient "rafraîchir le corps fatigué", partant, lui redonner sa beauté, comme l'exprime la langue anglaise. Mais le sommeil, nous explique également Ovide, est intrinséquement lié au rêve: Morphée prend une apparence humaine pour, la nuit, dans leur sommeil, visiter les Hommes. De fait, nous indiquaient le site américain et Wikipédia ci-dessus, Morphée est le fils du dieu du sommeil Hypnos et de la déesse Nyx, la nuit. Hypnos est quant à lui le frère jumeau de Thanatos, la mort. La mort, la nuit, le sommeil et le rêve sont donc de la même famille.

Mais il y a mieux. Car ce mythe grec n'est en fait que le reflet d'une réalité linguistique.
Nos amis Mallory et Adams, dans leur Introduction to Proto-Indo-European, nous précisent qu'il existe plusieurs mots en indo-européen pour décrire le sommeil. L'un de deux-ci n'est autre que l'étymon °swep- qui a donné °swépti lequel signifie à la fois dort et rêve. La présence du Thanatos grec dans le sommeil se retrouve dans les dérivés de l'étymon indo-européen. Endormir quelqu'un, le bercer pour qu'il dorme, se retrouve à l'identique en latin, en sanscrit, mais aussi en ancien anglais où le verbe signifie aussi: tuer. Donc la mort, donc Thanatos.
De même, la forme subsantivée °swópnos/swépnos signifie tant le sommeil que le rêve. Le terme a donné notamment somnus en latin (< sommeil); sãpnas en lituanien qui signifie le rêve; swefn en ancien anglais = le sommeil; húpnos en grec, également le sommeil (d'où notre hypnotique, et on retrouve ici la valeur narcotique dont il était question plus haut). Et les auteurs de conclure (et c'est JB qui souligne):
When we add to this mix Latin sopor “overpowering sleep”, Greek húpar “true dream, vision; walking reverie”, Hittite supparyia- “dream”, it would appear that early Proto-Indo-European had a noun °swópr-/°swépor (genitive °supnós) that was morphologically rebuilt in various ways to give all of these various reflexes. The two concepts of “sleep” and “dream” regularly fall together in many Indo-European languages and there does not seem to be a set of different roots to distinguish the two activities in Proto-Indo-European. The closest we can come to a Proto-Indo-European “dream” ist °swópniyom seen in Latine somnium “dream”, Baltic (Lithuanian sapnys “sleep, dream”), perhaps Greek enúpnion “dream”, Sanskrit svápnyam “vision in a dream”; similar is the °supn(iy)on of Slavic sunije “dream”, Tocharian sänmetse “in a trance”, and perhaps Greek enúpnion “dream”, but the different groups may have independently created these words from °swep-.

Vous avez compris, mes petits amis? Car c'est de l'or en barre linguistique qu'on a là. De l'or en barre linguistique mais aussi anthropologique.
En conclusion, les Indo-Européens ne font pas de distinction entre le sommeil et le rêve. Pour eux, les deux activités vont de pair. Elles ont lieu en même temps. Si les Indo-Européens rêvaient, s'ils avaient fixé dans leur langue un mot pour qualifier le rêve, c'est donc qu'ils avaient un inconscient. Si la conscience est la propre de l'humanité, l'inconscient, son corollaire, l'est tout autant, et la linguistqiue vient nous le confirmer. La linguistique nous confirme que l'inconscient est aussi ancien que le langage. Mieux! Et c'est là le fameux or en barre dont il était hystériquement question plus haut: puisque la langue fixe la réalité et l'activité du rêve, donc valide la réalité et l'activité de l'inconscient, cela signifie que l'inconscient précède le langage. Le rêve, mais surtout l'inconscient, ont une existence préalable au langage, à la parole, à l'expression, à la restitution de la pensée par les mots. Le rêve, cette activité insonore et immobile dans le monde conscient mais sonore et mobile dans le monde inconscient, se voit et s'entend à un moment où l'Homme est sans langage (puisqu'il dort - même s'il peut parler dans son sommeil), mais aussi à un moment où l'Homme n'a pas encore de langage. Forcément, il ne peut faire que des lapsus, serait-on enclin à penser.

Justement.
Freud s'est intéressé au lien entre linguistique et "le travail du rêve", comme il le théorise, dans un essai intitulé Sur le sens opposé des mots originaires et publié en 1910. Partant de son analyse sur l'absence de “non” dans l'activité onirique, puisqu'on retrouve dans un rêve tout et son contraire, puisque dans un rêve le contraire est le premier signifiant. Et Freud de citer ses propres propos et ce qu'il avait noté dans son ouvrage L'Interprétation du rêve:
Mieux, le rêve prend également la liberté de représenter n'importe quel élément par le désir de son opposé, de sorte qu'au premier abord, on ne sait d'aucun élément admettant un contraire s'il est contenu dans les pensées du rêve de manière positive et négative.
Bon.
Freud a lu avec un grand intérêt les travaux du linguiste Karl Abel qui, dans ses Essais de linguistique (1884), expliquait que la langue des anciens Égyptiens comportaient des mots qui signifiaient à la fois, par exemple, fort et faible, vieux et jeune, etc. Et Freud de poursuivre l'analyse en relevant que, en anglais, avec se dit with et sans without (donc: avec-sans); que le latin donne siccus = sec et succus = suc; que, en allemand, muet se dit stumm, mais la voix se dit aussi Stimme. Voilà pour Freud l'explication de ce “non” qui est sinon à la base du rêve, en tout cas à l'œuvre dans le rêve. Si le langage conscient exprime un contraire dans sa morphologie, dans sa formation lexicographique, alors on ne voit (ni n'entend!) pas pourquoi le rêve ne reproduirait pas ce processus.
Freud en conclut deux choses:
1) Rapport à ce que nous disions un peu plus haut:
On est également tenté de supposer que le sens opposé originaire des mots représente le mécanisme préformé qui est mis à profit par le lapsus par énonciation du contraire au service de tendances variées.
Ça c'est un peu difficile. Ce que veut dire Freud, c'est que le lapsus n'est à son tour qu'une expression, une extériorisation par la parole de ce contraire fixé dans le langage, de ce “non” non seulement présent dans la formation du langage mais consubstantiel à l'activité du rêve.
2) Freud invite les psychiatres et psychanalystes à s'intéresser à la linguistique:
Dans la concordance, que nous avons soulignée d'emblée, entre la particularité du travail du rêve et la pratique des langues les plus anciennes mise au jour par le linguiste [= Karl Abel], nous sommes autorisé à apercevoir une confirmation de notre conception du caractèe régressif et archaïque de l'expression de la pensée dans le rêve. Et à nous psychiatres s'impose comme une présomption impossibleà écarter l'idée que nous comprendrions mieux et que nous traduirions plus aisément la langue du rêve si nous en savions plus sur l'évolution de la langue.



En conclusion, de ce post un peu difficile (et JB espère que ses petits amis lecteurs ont bien compris ce qui l'a passionné et qu'il a essayé d'expliquer), on peut conclure que la linguistique et la psychanalyse confirment deux choses:
• le rêve et le sommeil sont comme les deux faces d'une même pièce et le langage reflète à un moment le travail du rêve (confer les lapsus)
• le rêve et le sommeil réhabilitent, réparent, redonnent de la force - mais ils réparent en refusant, par le “non” dont parle Freud; de la même manière que le langage compose nombre de ses mots par un phénomène antithétique qui repose, donc, sur un contraire, comme si le contraire était à la base du langage de même qu'il est à la base du rêve (confer les lapsus)

Et JB veut conclure ce post quand on sonne à sa porte.
C'est le facteur.
Le facteur qui lui apporte un livre.
Un roman.
Le nouveau roman d'un des auteurs fétiches de JB, celui grâce à qui il a tout appris en termes non seulement de traductologie, mais du travail (dans le sens le plus littéral du terme) de la traduction.
Lars Saabye Christensen.
Et il s'appelle comment le dernier roman de Lars? Je vous le donne en mille, mes petits amis!
Bernhard Hvals forsnakkelser
Ce qui signifie:
Les lapsus de Bernhard Hval
Hval signifiant aussi baleine en norvégien.

Il n'y a pas de hasard.
JB adore ces coïncidences qui émaillent sa vie et qu'il se plaît à relever.

Allez, on se quitte sur la beauté. La beauté par laquelle on avait commencé.
Car en écrivant ce post, on a pensé à cette chanson du groupe norvégien Madrugada, Beauty Proof (1999). Outre qu'on aime beaucoup (et à tous égards) le chanteur Sivert Høyem, qu'on trouve sa voix assez envoûtante et assez peu conforme à son physique (encore ce “non”!!!), il y a dans les paroles ce qu'on a aussi essayé en creux de montrer: "What you've got is what gets me every time / the way you piss on everything real".

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