vendredi 11 juin 2010

Zweisamkeit/l'être-deux

Je me vois écrire, en allemand:
zweisamkeit und wirsamkeit

Le premier mot existe. Le second est une invention de ma part.
Le premier mot est difficile à traduire, nous n'avons pas en français d'équivalent direct. Que nous dit le dictionnaire? Il traduit le mot Zweisamkeit par intimité [à deux]. Mouais. Mais en allemand on dit aussi Intimität. Les dictionnaires en ligne traduisent Zweisamkeit en anglais par togetherness, qui a des consonances étranges, mais qui est aussi une belle construction lexicographique.

Que (nous) dit le substantif féminin Zweisamkeit?
On y retrouve le mot zwei, c'est-à-dire le chiffre deux. La Zweisamkeit, c'est, littéralement, le fait d'être deux. Mais bien sûr, il y a une notion d'intimité. Quand on regarde les occurrences, donc les emplois, dans gougueule (et on obtient "environ 237 000 résultats", c'est dire, si on en doutait, la fréquence du terme), on constate que le mot intervient beaucoup dans le champ lexical de l'amour. Le site Internet de l'Hôtel du Théâtre à Zurich parle de l'établissement comme un lieu où les clients peuvent vivre une "Romantische Zweisamkeit". Tel site de rencontre évoque "Der Suche nach Zweisamkeit und der grossen Liebe", à savoir: "la quête de la Zweisamkeit et du grand amour". Enfin, le groupe gothique Lacrimosa a une chanson intitulé Loblied auf Zweisamkeit, donc L'Hymne non pas à la joie, mais à/de la Zweisamkeit.
On le voit, le sémantisme qui se déploie derrière ce terme est celui de la réalité d'une union entre deux personnes, le fait concret que deux personnes sont liées l'une à l'autre sur un principe sinon d'amour, en tout cas d'intimité, d'attachement - sans que cette affection soit non plus fusionnelle.

Si on tente un néologisme qui soit parlant en français, au(x) locuteur(s) français, on pourrait traduire Zweisamkeit par l'être-deux - avec un trait d'union pour bien marquer la nature substantivale du terme.
Or, si on recherche maintenant les occurrences dans gougueule, une seule réponse nous arrive et… ô joie! elle a trait à l'univers littéraire de Nina Bouraoui dont on avait parlé ici. Qui plus est, ce néologisme est le fait d'une étudiante algérienne, et on trouve ça personnellement réjouissant de voir que cette création contredit une réalité qu'on trouve très métropolitaine dans la construction et la réglementation de l'usage de la langue française contemporaine.
Mais justement, qu'est-ce que cela nous dit? Est-ce que cela signifie qu'en arabe, le mot être-deux existe tout comme Zweisamkeit existe en allemand? Dès lors, pourquoi les substantifs existent dans ces langues et pas dans la nôtre? Est-ce que cela signifie, en termes d'ethnolinguistique, que pour la psyché allemande l'être-deux est fondamentalement ancré avec la vision de l'union entre deux personnes? Comme si les Allemands pensaient: les êtes humains sont faits pour être deux. Et non seulement ça, mais pour être deux et pour être dans l'affection mutuelle. Une conception évidemment romantique de ma part.

Une dernière considération sur ce mot. Wiktionary donne Zweisamkeit comme l'antonyme (le contraire) de Einsamkeit, donc la solitude. Einsam, ça veut dire seul, seul dans le sens d'esseulé (sinon on dit allein). Il y a donc identiquement dans Einsamkeit du sentiment, des émotions - allein étant davantage de l'ordre de la constation factuelle, presque spatiale: on est allein quelque part, sans personne.
Et en écrivant ceci, je constate que c'est toujours problématique en traduction. Je m'explique: comme l'allemand, le norvégien fait la distinction entre ensom (= einsam) et alene (= allein). Alors qu'en français, on n'exprime pas les choses de la même manière. On dira en français qu'on est seul, et cela renvoie invariablement à la réalité comme au ressenti de cette solitude. Si on dit solitaire ("il/elle est quelqu'un de solitaire"), cela évoque davantage une disposition d'esprit qu'un ressenti, une émotion. De même, être esseulé en français, c'est presque être délaissé, abandonné. La langue française va donc faire la distinction par un verbe. Là où dans les langues germaniques on emploie tout simplement le verbe être, le français va opérer la différence par des verbes distincts: je suis seul = ich bin allein; je me sens seul (et c'est moi qui souligne) = ich bin einsam. Toutefois, on peut de la même manière employer en allemand et en norvégien le verbe sich fühlen/føle seg = se sentir. En conséquence de quoi, les langues germaniques expriment tant l'état que le ressenti, et ce tant dans la réalité de la solitude que dans celle de "l'esseulement", pour employer à nouveau un néologisme.
Rapport à ce que je disais supra, cela nous montre sans doute que les peuples germaniques, contrairement aux peuples latins, ont une conscience/une vision/une psyché différentes sur la question du rapport physique de soi à l'autre, donc de l'individu, donc du groupe, donc de l'interaction (sinon l'interdépendance) entre un sujet et un autre sujet.

Quant à mon néologisme, Wirsamkeit, ce serait alors l'être-nous. Mais, j'insiste, le mot n'existe pas en allemand. Il a cependant l'avantage de rappeler le Wirksamkeit qui pour sa part signifie efficacité. De là à affirmer que Wirsamkeit heisst Wirksamkeit (donc que: l'être-nous signifie l'efficacité), il y a un pas que je ne franchirai pas… Ou alors je l'affirmerais en tant qu'hypothèse, en tant que réalité plausible.

Toutefois, cet être-deux nous rappelle forcément l'ouvrage de Luce Irigaray, publié en 1997.
Le propos de la philosophe et poétesse est de dire qu'envisager le fait d'être deux, en plus d'attester le rapport de soi à l'autre, suppose néanmoins de déterminer la base, la nature de ce rapport de l'un à l'autre. Or, en la matière, on constate que ce rapport est sinon discriminatoire, en tout cas différent puisqu'il y a différence des sexes. Autrement dit: l'homme et la femme envisagent différemment l'autre, et par voie de conséquence leur rapport à l'autre (et on songe: et enfin leur rapport à soi-même).
Son ouvrage s'ouvre sur ce constat lumineux:
Mon expérience de femme, comme l'analyse de propos tenus par des femmes et des homes, m'ont appris que le sujet féminin privilégie presque toujours la relation entre sujets, la relation avec l'autre genre, la relation à deux.
Il y a d'autres traits propres au monde féminin mais la comparaison de ces trois derniers avec trois particularités de l'être et du parler masculins est déjà intéressante.
Au lieu de la relation intersubjective, voulue par les femmes même en dehors de son accomplissement, nous trouvons chez les hommes une relation sujet-objet, que l'objet soit matériel ou spirituel. Autre différence: la relation avec l'objet, avec l'autre, avec le monde se réalise à travers un instrument, qu'il s'agisse de la main, du sexe, mais aussi d'un outil qui s'ajoute ou se substitue au corps, du langage ou d'un tiers médiateur. Par ailleurs, à la relation à deux, très présente dans l'univers féminin, l'homme préfère une relation entre l'un et le multiple, entre le je ou le il, sujet masculin, et les autres: les gens, la société, considérés comme des ils ou des eux et non des tu.
Ces différences entre l'être et le parler féminins ou masculins peuvent étayer l'interprétation de la façon de concevoir l'amour charnel chez certains philosophes masculins - tels Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty et Emmanuel Lévinas - et éclairer le caractère féminin de mes propos sur les rapports amoureux, en particulier sur la caresse.
© Être Deux, Luce Irigaray, Grasset, 1997

Bon, on va finir sur Nina Bouraoui, notre chouchou littéraire française et contemporaine personnelle. Récemment, elle était invitée à l'émission de France 2, Les Mots de minuit, et l'actrice Alexandra Lamasson a lu un extrait de son dernier roman, Nos baisers sont des adieux, paru aux éditions Stock. Et si on trouve la lecture un peu trop romantique, un peu trop sensible (à mon sens, il faut avoir un ton âpre, presque cru quand on lit Nina Bouraoui), la fin du texte lu va dans le sens de ce qui vient d'être expliqué sur l'être-deux et illustre aussi les propos de Luce Irigaray.

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