vendredi 25 juin 2010

"Your burning flesh"

Je traduis - mais d'abord, le contexte:
Fête d'anniversaire. Deux couples se retrouvent: Viktor et Lene d'une part, Isa et Erik d'autre part. Erik a été victime d'un accident de la voie publique.
Isa relâche son étreinte et me donne une accolade. Son parfum est tellement fort qu’il donnerait presque mal au crâne. Bonjour Viktor, me dit-elle. Je suis vraiment contente de vous voir tous les deux! Je me tourne vers Erik, serre la main qu’il me tend: Erik…! Bonjour Viktor, répond-il. C’est…, dis-je en écartant les bras. C’est… incroyable de te voir là devant moi comme si rien ne s’était passé! T’as dû déguster, dis donc… Erik: La rééducation a été très longue… Oh là là ce qu’il parle lentement! Et en détachant chaque syllabe en plus. Même moi je trouve que c’est long, ajoute-t-il, toujours aussi lentement. Mais ça ne fait que deux ou trois mois que ça a eu lieu, non? demande Lene. Plus de quatre, corrige Isa. Le premier mois a été du pipi du chat… Et à ces mots elle rit. Je l’imite aussitôt, d’un rire plus contenu, mais quand je regarde Erik je vois qu’il ne rit pas du tout. Lene non plus. Avant, Erik rigolait pour un rien. Isa: J’avoue que je n’y étais pas du tout du tout préparée… Moi: Personne ne l’est… Isa: Quand ils m’ont appelée de l’hôpital, j’ai répondu: «Quoi? Non, c’est pas possible!» Ensuite ils m’ont demandé de sauter dans le premier taxi et de venir aux urgences. Et là j’ai répondu: «Mais je ne peux pas, voyons… j’ai trois pains qui cuisent dans le four!» Elle s’esclaffe. Et quand elle rit comme ça, on voit ses molaires. Elle est belle et vulgaire comme une enfant. Moi: Punaise! Isa: Ç’a été une période très dure. Ç’a été très pénible. Erik me regarde. Tu en as gardé des souvenirs? je lui demande. Oui… non… un peu… c’est loin…, répond-il. Isa embraye: Quand j’ai vu Erik sur son lit d’hôpital, avec tous ces conduits et ces tuyaux, dans le coma, je me suis dit: non, ça ne m’arrive pas à moi! Et elle s’esclaffe encore. Moi: Punaise! Erik bouge d’un pied sur l’autre, le regard rivé sur ses chaussures. Isa: Disons que ça donne une autre vision de la vie. Moi: Oui, peut-être qu’on pourrait tous en tirer quelque chose de bien. Quelque chose qui nous donne une autre perspective sur ce qui est important dans cette vie, ce qui a de la valeur. Erik: Non, Viktor. Ce que j’ai traversé, je ne le souhaite à personne, même à mon pire ennemi.
© Gjøre godt, Trude Marstein, Gyldendal Forlag, 2006
© Faire le bien, traduit par Jean-Baptiste Coursaud, éditions Stock, 2010

Fatalement (sic!), on pense à la chanson de The Normal, Warm Leatherette, de 1979:




Plus tard, mais plus tôt dans le roman, Viktor, désormais narrateur de son chapitre, a le monologue intérieur suivant:
Et voilà, Isa est rentrée. Mais qu’est-ce que je peux dire? Oui, qu’est-ce que je peux dire? Je n’ai rien à dire. Moi qui suis rentré tôt de la fête. Moi qui ne supporte pas plus de deux verres d’alcool désormais sans que je sois aussitôt anxieux et que j’aie envie d’être seul. Je n’ai rien à dire quand la reine de la fête rentre au petit matin. Si tu avais trouvé la mort…, a dit Isa avant le dîner. Et même si elle s’adressait davantage à Viktor qu’à moi, c’est moi qu’elle regardait. C’est encore trop proche, je n’aurais pas dû en parler à la fête. J’ai fait un signe de tête. La vie est plus fragile qu’on ne le croit, a corrigé Viktor. Je n’étais pas d’accord mais je n’ai rien dit. Puisque je trouve la vie nettement moins fragile que je ne le croyais. La vie est coriace, ardue, dure comme de la couenne. La vie est un calvaire, un crève-cœur. J’ai regardé ailleurs, essayé de penser à autre chose. J’aurais pu me mettre à pleurer, sauf que dès lors je n’aurais pas pu m’arrêter. Je ne sais pas ce que j’aurais fait, a répondu Isa. Et maintenant Isa est à la salle de bains. J’ai le cerveau bousillé. Ils ont beau me dire ce qu’ils veulent, je le sais, je le sens. Un truc ou un machin s’est démantibulé, là-haut. Je ne suis plus le même. Je suis imprévisible désormais. Je ne sais plus ce que je vais ressentir ou penser dans la seconde qui suit. Il n’y a rien de pire que ça: devoir vivre en étant imprévisible. Je passe la moitié de mes nuits sans pouvoir fermer l’œil. On m’a conseillé d’être prudent, de ne pas trop me concentrer. Raté: à mon corps défendant, je pense à Isa, aux enfants, à la maison, au travail, à l’avenir, à l’aridité, à la stérilité. Je pense à moi, à l’homme que je suis, à l’homme que j’étais. Je revis l’accident. À chaque fois. Et à chaque fois j’essaie de l’empêcher. Je prends un autre chemin, je pédale dans un autre sens, j’enlève la neige fondue de la chaussée, je fais attention à ne pas perdre l’équilibre, je me déporte au tout dernier moment, je me jette du vélo mais le choc se produit : quoi que je fasse, il y a ce putain de choc qui se produit, cette douleur hallucinante qui me vrille le corps et la seconde d’après je tombe dans les pommes. Isa se faufile dans la chambre et se love sous la couette en faisant le moins de bruit possible. Tous les jours elle me toise, me jauge, histoire de vérifier si je suis toujours moi-même, si je fais des progrès, si elle reste avec moi ou si elle va me plaquer. Elle se demande quand je recommencerai à lui faire l’amour. Je me tourne délicatement vers elle. Ses cheveux noirs s’étalent sur l’oreiller, jusque sur mon côté. Elle a des mèches si épaisses et si brillantes qu’on les prendrait pour des cheveux artificiels, pour la natte du cheval à bascule de Viktoria. Elle tourne la tête vers moi, me regarde, son visage baigne dans la lumière du jour, elle prend une inspiration pour dire quelque chose, ses yeux brillent. Mais elle ravale ses paroles. Elle ferme les paupières, attend le sommeil. Jamais plus je ne serai en état de la pénétrer. Plus le temps passe et plus ça me paraît carrément impossible: être couché sur elle, mon visage contre le sien. L’angoisse me paralyse dès que j’y pense, à tel point que je dois changer de côté histoire de penser à autre chose. À quoi?
© ibidem


Du coup on poursuit sur Warm Leatherette, chanson inspirée par le roman de James G. Ballard, Crash!, de 1973, qui a par ailleurs été adapté à l'écran par David Cronenberg en 1996, avec l'inoubliable Rosanna Arquette dans le rôle de Gabrielle:

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