lundi 28 juin 2010

Incopinable et ina(i)mantable

Et, se mettant à travailler, à traduire [Elle : Non, on a signé les papiers du divorce il y a deux semaines et demie.], surgit dans le cerveau, comme par une mystérieuse association d'idées, la magnifique chanson des Magnetic Fields, All My Little Words, extraite de 69 Love Songs dont on ne se lasse pas de répéter sur ce blog tatoué et fumeur que ces 69 (vraiment! il y a vraiment trois disques!) chansons d'amour doivent figurer dans toute bonne discothèque. De la trilogie, c'est le morceau qu'on a écouté le plus, indique iTunes (à ce jour 91 fois depuis son introduction dans le logiciel le 26/01/06). Voici:



N'empêche, on ne comprend pas trop l'irruption dans la pensée de cette chanson dont la tristesse est étonnamment amplifiée par un banjo pour une fois audible (parce que couplée des notes déchirantes d'un violoncelle? et non, génial lapsus (et c'est moi qui souligne): violencelle comme je viens de l'écrire). Pourquoi? Parce que, comme dans la traduction, il est question de rupture et de divorce? Parce que Stephen Merritt chante en amorce: "You are a splendid butterfly / It is your wings that make you beautiful / And I could make you fly away / But I could never make you stay", et qu'on a nous-même ouvert la journée sur un avion, sur le grondement d'un avion, sur un vol et un envol? Ou bien enfin comme la confirmation d'un aveu d'impuissance? De la même manière que Stephen Merritt a beau dire et répéter et prononcer tous ses petits mots ("It doesn't matter what I'll do / Not for all my little words") qui demeureront à jamais inefficaces, on serait en butte à une impossibilité, à un empêchement - ce qui du reste est faux.
Bref.

Tout aussi éclairante est cette phrase: "You tell me that you're unboyfriendable."
Et particulièrement ce mot: unboyfriendable. Cet adjectif nous a toujours fasciné. Cette construction sémantique qu'on traduirait volontiers par incopinable - comme un écho à la phrase tout aussi géniale de la chanson de Czerkinsky: "Pour être aimé, faut être aimable." Il faut être aimable pour être copinable. Mais incopinable a le désavantage de "désexuer" le terme originel en anglais (mais pas forcément de le désexualiser). Le second inconvénient vient aussi de la proximité sémantique avec le verbe copiner qui élude le champ amoureux, qui exclut la possibilité que deux personnes forment (ou non) un couple, qui cantonne la relation à l'amitié.

La paire amantable et inamantable fonctionnerait également si ce n'était l'euphonie que les néologismes produisent avec lamentable. Mais peut-être que justement, dans cette chanson où il est question d'un garçon qui s'en va (et hop, re-lapsus, je viens d'écrire: qui s'en veut - ouiii), qui se sépare de quelqu'un (un autre garçon?), ce peut être sinon un effet voulu, en tout cas un effet (dans tous les sens du terme). En disant: "Tu me dis que tu es inamantable", on a le sentiment d'entendre la rime "et c'est lamentable/que tu es lamentable".
Quand, pour s'amuser, on va vérifier dans gougueule si par hasard nos néologismes n'auraient pas déjà été inventés par un esprit badin, on constate d'abord que la première paire n'existe pas. Or, pour la seconde, si inamantable n'est pas non plus présent, on trouve toutefois, à notre grand ravissement, une définition pour amantable, sur ce site belge:


Ça alors!
Ça c'est une perle!
On va voir ailleurs, dans tous nos dictionnaires, mais nulle part le mot ne revient. Et même si cette définition ne correspond pas au sens de notre néologisme mais dans le même temps confirme la proximité sonore malheureuse de ce choix lexicographique, cette coïncidence nous laisse tout de même pantois.

Puis on se dit qu'on pourrait aussi jouer sur un mot existant et proposer les adjectifs aimantable/inaimantable. Les occurrences dans gougueule pour le premier terme sont nombreuses puisqu'elles donnent 5740 résultats, alors qu'on est face à un hapax (un mot qui ne revient qu'une fois dans l'usage, un mot employé par un seul écrivain/une seule personne) pour le second. En disant "Tu me dis que tu n'es pas aimantable" (plutôt sous cette forme que sous la seconde, avec son préfixe négatif), on offre une réalité sémantique tout à fait parlante, du moins à nos oreilles. On perçoit un double sens dans le signifant de ce terme (rappel: signifant, chez Ferdinand de Saussure: la réalité concrète que la sonorité du mot provoque dans le cerveau, autrement dit: son image phonique; signifié: le sens réel de ce même mot, le concept concret auquel ce mot renvoie). Et ce double sens décline à la fois le fait que, primo, personne ne peut aimer le locuteur, qu'on ne peut devenir son amant, que ce locuteur ne se laisse pas aimer; et, secundo, que le locuteur ne se laisse pas aimanter, qu'on ne peut "s'accoupler" avec lui, former une union avec lui, devenir "un" avec lui.

Si bien, pour résumé, qu'on aurait les propositions suivantes - et il est assez surprenant de constater leur efficience linguistique (tant dans le signifiant que le signifié) en fonction de l'emploi ou non du suffixe in-:
Tu me dis que tu es incopinable
Tu me dis que tu es inamantable
Tu me dis que tu n'es pas aimantable

Allez, comme un énième écho, un écho celui-là à cette exploration autant qu'introspection sémantique autant que musicale, on se quitte sur cette magnifique chanson de Neil Hannon, If I Were You (I'd Be Through With Me), extraite du très court (7 chansons seulement) A Short Album About Love, de 1997, qui devrait lui aussi figurer dans toute bonne discothèque (et c'est sans doute l'album de Neil Hannon/Divine Comedy dont il n'y a absolument rien à jeter). Une chanson où quelqu'un intime quelqu'un d'autre à le le/la quitter.



Juste une dernière remarque sur cette chanson.
Comme on l'a vu plus haut avec Stephen Merritt, puisque c'est lui qui chante, l'auditeur/trice suppose que c'est lui qui parle, que c'est lui qui s'adresse à quelqu'un. Puisque ce quelqu'un se dit unboyfriendable, on conclut évidemment que ce quelqu'un est un garçon/un homme et que donc Stephen Merritt est amoureux de ce garçon, qu'il s'agit donc, en fin de compte, d'une chanson sur un amour homosexuel, ou plutôt sur l'amour d'un homme pour un autre homme (correction importante puisqu'on n'a pas besoin d'être homosexuel pour être amoureux d'un autre homme - bref).
Dans la chanson de Neil Hannon, c'est pareil. Puisque c'est lui chante, on conclut que c'est lui qui parle, que c'est de lui qu'il s'agit. Que c'est lui qui dit: "Si j'étais toi, je me quitterais." De la même manière qu'on sait la préférence de Stephen Merritt pour les hommes, on sait la préférence de Neil Hannon pour les femmes, donc par mimétisme (sans nul doute stupide), on se dit qu'il déclame cette chanson à une femme.
Bon.
Or, quand on avait redécouvert la chanson en question, en 2007, on avait été stupéfait d'entendre cette phrase: "Don't you ever, in your dreams / Take a lover and make her scream?" Je répète, en soulignant: "Take a lover and make her scream?"
Pardon?!
Her?!?!?!?!
Ça veut dire quoi?
Que la femme en question a trompé l'homme qui chante avec une autre femme?
Et si en fin de compte ce n'est pas du tout l'homme qui chantait, pas du tout Neil Hannon, mais bel et bien une femme qui chantait? Et si Neil Hannon chantait la chanson que lui a chantée la femme avec qui il était? Qu'il s'est réapproprié la chanson, en d'autres termes. Dès lors, ce n'est plus elle qui doit le quitter, mais elle qui l'exhorte à la quitter.
Ultime proposition: La chanson est chantée par un homme, à un autre homme, qui trompe et quitte le premier avec une femme.

Quoi qu'il en soit, quelle que soit la lecture qu'on choisisse, ce sémantisme nous confirme l'importance de ma remarque (= on n'a pas besoin d'être homosexuel pour être amoureux d'un autre homme) et la justesse de la réflexion de la théorie queer qui invite à abandonner le corset de la taxinomie, au vu de la fluctuation de la sexualité (au fil des personnes, des âges, etc.) et du genre.

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