dimanche 2 mai 2010

Être là

Je ne sais pas si en France on en parle. Mais en ce moment, en Allemagne, on se souvient de la libération des camps de concentration. C'était il y a 65 ans.
Sous la plume de Klaus Hillenbrand, mais surtout à travers l'objectif de Mark Mühlhaus, mon journal, la TAZ, explique que les quelques témoins encore en vie, et qui se sont déplacés lors de ces commémorations, étaient tous des enfants à l'époque. Soit déportés dans les camps, soit nés là-bas. (Entendons: de nombreux déportés survivants sont aujourd'hui décédés.)
Le journaliste explique: "Il n'existe pas de statistiques sur le nombre d'enfants assassinés. Cependant, les historiens estiment qu'entre un et un million et demi d'enfants et d'adolescents juifs ont été assassinés par les Nazis."
Le photographe propose de nombreuses photos de ces survivants, qu'on aimerait reproduire ci-dessous - sans apporter de commentaires personnels (forcément superflus), en traduisant uniquement les légendes:

© Mark Mühlhaus/TAZ
Légende: Stella Nikiforowa, de Belgique, née en 1939. Elle a été emprisonnée à l'âge de 4 ans avec sa mère à Ravensbrück.

© Mark Mühlhaus/TAZ
Légende: Aleksander Laks,né en 1928, vit au Brésil. A été déporté d'Auschwitz vers le camp de concentration de Flossenbürg. Il a été le seul survivant de sa famille.

© Mark Mühlhaus/TAZ
Légende: Ed Carter-Williams, du Canada, ancien prisonnier du camp de concentration de Buchenwald. Il pleure lors du dépôt de gerbe pendant la cérémonie de commémoration.

[On peut voir toutes photos ici.]

Je ne cite pas cet article ni ne reproduis ces photos parce qu'ils évoquent des enfants déportés. Mais davantage pour deux raisons.
La première, en forme de question - une question que je me pose… pas tous les jours, mais souvent, très régulièrement:
Ça veut dire quoi être un survivant? Ça veut dire quoi être un survivant par rapport à sa propre construction identitaire? Comment est-ce qu'on s'envisage dans le présent et dans l'avenir quand on est un survivant?
Deuxième chose.
Ce week-end, à Berlin, lors du premier mai, les néo-nazis ont voulu défiler dans la capitale. Ils en ont été empêchés. Toute la journée d'hier, à ma toute petite manière, ici, sur ce blog, j'ai essayé d'attirer l'attention, comme beaucoup d'Allemands, sur la nécessité d'une conscience et d'une action collectives. Je me souviens que les médias français, pendant une très longue période, relataient systématiquement toute manifestation ou action des néo-nazis en Allemagne. Rarement était mentionné le fait que, pour s'opposer à eux, il y avait systématiquement une contre-manifestation, qui réunissait 10, 20, 50 fois plus de gens. C'était vrai hier et c'est vrai aujourd'hui Car c'est ça la réalité de l'Allemagne: la vigilance politique. Partout dans le pays, dans toutes les villes du pays, vous trouverez des graffitis anti-nazis. C'est bien normal, penseront certains, et ils auront raison. Mais ils pourront aussi se demander pourquoi il n'en va pas pareil partout. La responsabilité historique nationale, certes.
Mais nous, notre responsabilité à nous? Nous sommes aussi, je suis aussi, des enfants de la génération de la guerre. Nous sommes aussi le produit d'une histoire collective, transmise par notre famille, notre communauté, notre éducation scolaire, populaire ou collective. Nous sommes aussi marqués par cette histoire. Une Allemande me disait l'autre jour: "La génération de nos parents, qu'ils soient Français ou Allemands, qui étaient enfants pendant la guerre, sont des enfants traumatisés. Des enfants traumatisés qui ont transmis leurs traumatismes à leurs propres enfants."


Bon.

J'aimerais ponctuer cette digression en parlant d'un livre magnifique, Les carnets de Lieneke, publié en 2007 par L'école des loisirs et que l'on doit à l'écrivain Agnès Desarthe. Lors d'un voyage en Israël, elle a visité le musée de la Shoah. Là étaient exposés des petits carnets. Ceux d'un homme, Jacob van der Hoeden, un juif néerlandais qui, pour empêcher la déportation de sa famille, a modifié leur identité à tous et confié ses filles à des familles dans différents endroits des Pays-Bas. À l'une d'elles, Lieneke, il rédigeait des lettres, donc ses petits carnets, qu'il rehaussait de dessins naïfs.
Au total ce sont neuf petits carnets que L'école des loisirs publie en reproduction (et en traduction), un travail d'orfèvre: cahiers cousus à la main avec un fil rouge pour les exemplaires pairs et vert pour les exemplaires impairs; formidable travail de composition et de reproduction des dessins - les superlatifs manquent.


Et qu'est-ce que raconte Jacob, le papa, à Lieneke, sa fille?
C'est ça, justement, qui est magnifique. Il lui raconte des histoires. Il lui raconte que les chèvres "grandissent comme des champignons", qu'on croise dans l'herbe un scarabée qui "ressemble à un gros char d'assaut". Il tente de lui faire oublier la guerre, le danger, la séparation, l'isolement, le mensonge obligé. Ce sont à chaque fois des lettres d'amour où il lui parle d'autre chose, où il l'invite à vivre dans et avec la nature.
Et cela me fait évidemment penser aux d'emprisonnement de Rosa Luxemburg, quand elle écrivait à ses amies qu'elle avait davantage de réconfort à cultiver ses fleurs et son jardin qu'à lire leurs jérémiades. Cela me fait évidemment penser au jardin de Derek Jarman qu'il a cultivé avant de mourir du sida.
Loin de moi l'idée d'un retour à la terre comme planche de salut, mais de prolonger cette question posée plus haut - comme s'envisage-t-on dans la vie et dans l'avenir en tant que survivant? - en en posant une seconde: comment survit-on quand on se sait condamné? où trouve-t-on la force nécessaire pour continuer à vivre?

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