mercredi 21 avril 2010

Carrément que ça l'fait!

Je traduis, toujours Trude Marstein, un dialogue téléphonique entre deux adolescentes:
Moi: Et la fête, c'était bien? Mona: Carrément, ouais!

Et, en écrivant ce "Carrément, ouais!", je ne peux m'empêcher de réprimer un sourire.
Car cette réponse appartient typiquement au vocabulaire employé par les adolescent(e)s français(es) et les jeunes adultes, disons de moins de trente ans. Depuis environ un an/deux ans, chaque fois que je reviens dans la Rance, je suis frappé, évidemment par le vocabulaire qu'emploient les plus jeunes (que moi), mais aussi par leur intonation. Et je ne sais si cette intonation change effectivement ou si c'est moi qui, du fait de mon exil dans l'ex-RDA, entend ma langue maternelle avec une autre oreille. Cette expérience, je l'avais déjà faite après une année passée au Danemark, il y a plus de vingt ans. Tout à coup, je percevais l'intonation chantante du français, dont par ailleurs me parlaient les Danois, ce dont avant je n'avais pas conscience puisqu'il s'agit de ma langue maternelle. Et une prise de conscience qui ne s'est ensuite jamais reproduite. Sinon aujourd'hui, mais uniquement face au français parlé par les plus jeunes de me (ex-)concitoyens.
Toutefois, les deux situations différent.
Et la différence, c'est qu'à l'époque je me trouvais dans un bain linguistique (en l'espèce, danois) constant. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Non seulement je ne peux pas perdre ma langue maternelle, mais en plus c'est mon outil de travail. Ces deux conditions (mon âge et mon activité professionnelle avec la langue française) empêche cette dernière de disparaître - en revanche, mon éloignement du pays natal n'empêche pas d'ignorer les modifications de langage du français parlé. Ou, au contraire, il rend la perception de ces changements plus aiguë.

Une remarque, tout de même, sur ce fameux "Carrément, ouais!"
Le danger, en traduction littéraire, c'est d'employer un langage trop moderne.
Une langue fonctionne comme un organisme vivant: elle change, modifie sa structure (l'omission à l'oral, courante sinon admise, du ne de négation) , se simplifie (hostel devenu hôtel), invente des mots (blogosphère par exemple - pour la liste complète des nouveaux mots en 2009 validés par les dictionnaires, voir ici), en réactive de nouveaux (bouffon est sans doute l'exemple le plus pertinent, en ce qu'il désignait une réalité médiévale), en jette certains dans l'obsolescence (au hasard, tiré de mon Dictionnaire des mots rares et précieux: ILLUTER v. tr. Méd. Traiter un malade par application de boues médicinales) et parfois même, la langue meurt.
Certains romans font intervenir des adolescents qui, évidemment, parlent leur langage. Le piège, pour le traducteur, est de plaquer ce langage parlé et familier à la langue tout aussi parlée et familière employée par les adolescents de son pays (donc de la langue cible, donc pour nous le français). Car on risque alors: 1) soit de créer un discours artificiel parce que certains mots nouveaux, et surtout ceux auxquels ont recours les adolescents, ont la fâcheuse tendance à se démoder avec une rapidité déconcertante (souvenons-nous de François Mitterrand, en 1985, répondant: "On ne dit plus branché, on dit câblé"); 2) soit, pour une raison subséquente, de créer un discours qui, dans 5, 10 ou 20 ans, sera complètement illisible.
L'illustration la plus flagrante est le choix de traduction effectué par Claude Henry lorsque, en 1958, il avait traduit Les Ragazzi de Pier Paolo Pasolini. Le livre a été écrit dans le dialecte romain et Claude Henry a dû s'arracher les cheveux pour trouver une solution afin de restituer une intention stylistique. Il a choisi, en français, de faire parler les personnages en argot. Parce que, à son époque, la modernité langagière se situait là. Et si, à cette époque, ce choix était tout à fait sensé, aujourd'hui, en 2010, avec la disparition progressive de l'argot, de nombreux dialogues du Ragazzi deviennent illisibles. Exemples - et c'est moi qui souligne:
C'est pas l'courage qui m'manquerait, mais j'ai comme qui dirait les flubes!
Ces marloupineries, t'encaisses, Coucou?
Y veut t'calecer, tu vois!
Loin de moi l'idée de critiquer Claude Henry, mais davantage de souligner le piège que représente la langue hyper moderne en traduction. Il s'agit par conséquent de trouver un moyen terme entre, d'une part, un langage suffisamment familier pour qu'il restitue l'intention stylistique da la langue originale et, d'autre part, un discours qui perd avec le temps, et à vitesse grand V, sa contemporanéité et suinte la désuétude.

Il est sans doute probable, l'avenir nous le dira, que mon choix de traduction, qui consiste à faire dire Carrément à la jeune fille dont il est question, se révèle dans quelques années erroné. J'ai néanmoins le sentiment (l'audace? la prétention? l'illusion?) que cet adverbe va faire long feu, parce que justement il a d'autres emplois très quotidiens dans la langue française, parce qu'il une extension, une dérivation d'un emploi familier déjà attesté, et de puis longtemps (le TLF donne un exemple dans un roman de Mirbeau, en 1900).
La question en guise de conclusion est alors celle-ci: Est-ce que ça roule?
Et la réponse sans doute à éviter est du coup celle-ci: Carrément que ça l'fait!

Aucun commentaire: