lundi 1 mars 2010

Victime ou atteint ?

Je traduis, Ketil, toujours, à propos de Martha Argerich: Victime à vingt et un ans d’une dépression (…) Et puis non. Je raye. Victime à vingt et un ans d’une dépression. Je corrige: Atteinte à vingt et un ans d’une dépression. Pour les maladies, on est atteint, on n'est pas victime. Il faut se refuser d'être une victime de la maladie qui nous frappe - qui nous atteint, donc. Sans quoi le pas est facilement franchi vers la position victimaire, lorsqu'on ne fait plus qu'un avec la maladie, lorsqu'on se met à parler de sa maladie et qu'on n'est plus que ça: la maladie. J'en ai déjà parlé indirectement ici.

Ce marquage sémantique, entre être victime et être atteint d'une maladie, vient des années Act Up. Les militant(e)s d'Act Up se faisaient un point d'honneur d'insister sur cette distinction lexicographique, de l'intégrer dans le discours. S'opposant ainsi avec radicalité à l'attitude d'un Hervé Guibert, dont le vécu de la maladie, à cette époque, circa fin des années 80 et début des années 90, a beaucoup contribué au sein de la population à donner un visage au vécu de la maladie. Et pas n'importe lequel puisque, tant à travers son dyptique romanesque (À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie puis Le Protocole compassionnel) et sa vidéo (La pudeur et l'impudeur), Guibert donnait à voir une image tant réelle que fictionnelle - dans les deux cas symbolique. Il popularisait le sida (ce qui n'était pas rien à l'époque et, même aujourd'hui, n'est toujours pas rien) mais en signifiant que la maladie lui avait ouvert les yeux, l'avait transformé, lui avait sauve une vie. Et si c'était sa manière d'accepter ce qui était alors une fatalité, si c'était sa manière à lui de se battre, il n'empêche: l'image donnée était celle de la victime consentante, pire, du dolorisme. Elle induisait une acceptation d'une certaine forme de justice immanente qui prévaut toujours à l'heure actuelle: si tel ou telle a contracté cette maladie, c'est qu'il ou elle l'a voulu, c'est qu'il ou elle appartient à un groupe de la société qui mérite cette condamnation par la maladie - ce que la société ne pouvait décemment plus condamner (on ne pouvait décemment plus condamner les homosexuelLEs, les toxicomanes, les prostituéEs, les étrangerEs, etc.), la maladie s'en chargeait et rétablissait ce faisant une espèce d'ordre naturel.
L'attitude de Guibert était d'autant plus terrible qu'il fallait se battre contre les politiques répressives, qu'elles soient sociales, médicales ou politiciennes. Et non seulement ça, il fallait se battre contre la puissance des laboratoires: les obliger à investir dans la recherche, à élaborer plus vite des médicaments, à mettre ces médicaments aussitôt à disposition des malades. Il fallait enfin imposer le rôle du patient, déclarer, décréter que la parole du patient vaut autant que celle de son médecin, que le patient est sur la maladie titulaire et dépositaire d'un savoir à égale compétence avec celui du médecin. Il fallait respecter le malade et toute son intégrité. L'autre jour, quand je suis allé voir ma grand-mère dans la maison de repos où elle a été admise, j'ai feuilleté le document de présentation de l'établissement qui reproduisait, à la fin, la Charte du malade. Et je me suis dit, non sans une certaine émotion : voilà, voilà encore un combat que la lutte contre le sida a non seulement imposé mais accompli, parachevé.

Estimant, donc, que se dire victime d'une maladie inscrivait le malade dans une perspective exclusivement passive et doloriste, que cela le privait du combat qu'il ou elle doit mener, que cela l'empêchait d'être actif, partie prenante dans la lutte pour la survie, les militant(e)s d'Act Up préféraient une terminologie moins défaitiste, plus combattive voire plus belliciste (en ce que, à l'époque, c'était vraiment une guerre - voir supra). Aujourd'hui, fort heureusement, on parle des personnes atteintes pour désigner les personnes porteuses du VIH et/ou malades du sida. Ce syntagme vaut pour les autres pathologies: le cancer, les hépatites, etc. Il faut se réjouir d'une telle vulgarisation. Imagine-t-on seulement devoir se coltiner l'expression personnes victimes?
Une telle inflexion du langage est essentielle - c'est le traducteur, et donc le linguiste et le lexicographe qui parle. Elle vaut pour n'importe quel discours, et encore plus quand celui-ci est social et politique. Pensons par exemple à cette expression passée dans le langage, qu'a imposée la droite. Aujourd'hui, quand des employés ou ouvriers font grève, on dit couramment qu'ils prennent en otage les usagers. Les contempteurs des grévistes sous-entendent donc que la grève est un phénomène purement négatif pour l'homme, ils inscrivent dans le langage et donc dans la pensée le caractère essentiellement séditieux et dangereux de cette forme de protestation (et il faut lire ici l'adverbe essentiellement dans ses deux sens, à savoir, pour employer des synonymes, tant ontologiquement que principalement).
Cet exemple on peut le démultiplier à l'infini.
Il y a quelques semaines, je voulais justement rédiger un post en ce sens. Il portait sur l'emploi contemporain de s'outer au lieu de faire son coming out - voire, pire encore, la confusion entre coming out et outing, où le second s'impose dans le langage face au premier. Ce que la rhétorique appelle une catachrèse. Là aussi, la différence est de taille - et révélatrice du caractère toujours infamant de l'homosexualité. J'y reviendrai. En guise tant de commentaire liminaire que de conclusion à ce développement, il est étrange de constater que nous avons réussi à imposer la réalité selon laquelle on est atteint et non victime d'une maladie, mais que nous avons échoué à imposer la dimension de liberté et de libre-arbitre qui sous-tend l'expression faire son coming out. Si c'est évidemment une défaite politique, c'est aussi la persistance d'un phénomène linguistique élémentaire: la simplification d'une langue.

J'y reviendrai, promis.

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