jeudi 4 février 2010

L'hallu, hé!

C'est étrange, quand on y pense, la richesse de certains concepts, de certaines réalités humaines. Le langage a cela de fascinant qu'il est toujours en manque de mots pour décrire une réalité - confer les emprunts aux langues étrangères qui sont souvent ce que l'on qualifie en linguistique d'emprunts euphémiques. Exemples:
Mieux vaut dire gay en français que homosexuel: la présence du mot sexe dans l'adjectif français est nettement embarrassant pour le(s) locuteur(s) que l'homonymie française de l'adjectif anglais; de même que l'on peut s'interroger sur la raison qui pousse les Néerlandais à n'employer que des termes étrangers pour s'excuser: sorry, verexcuseer, pardon.
À l'inverse, donc, pourquoi telle langue a-t-elle un champ sémantique important pour représenter la diversité et l'ampleur de telle ou telle notion? Peut-être dresser une taxinomie de cette richesse lexicale? Peut-on conclure que, ah oui, dans le domaine, mettons de la couleur, nous avons de nombreux termes? Il faudrait demander à un lexicographe. Mais une simple observation empirique suffit. En français, c'est vrai. Il suffit d'aller consulter le merveilleux site pourpre.com pour s'en assurer (mais on peut du même coup se demander pourquoi 34 teintes de blanc sont recensées alors qu'il y en a quasiment le double (64) pour le rouge - combien les Inuits ont-ils de blancs? eux qui ont 280 formes flexionnelles pour désigner la neige…). À l'inverse, les Norvégiens sont assez pauvres en couleurs, à croire qu'ils voient le monde avec un champ chromatique restreint. Cette langue fonctionne par agglutination d'adjectifs et l'ocre devient ainsi le brungul (= brun jaune, même si le mot oker existe mais demeure très peu usité), le blågul sera un vert bleuté, donc quelque chose entre le céladon et le glauque (et c'est moi qui souligne ça, qui suis daltonien pour les couleurs intermédiaires - bref).
Pour répondre à la question liminaire, à savoir s'il existe des réalités particulières de notre existence qui suscitent une richesse sémantique, il semble que le domaine des sentiments ou des émotions soit relativement propice à une importante synonymie. Prenons le mot triste.
On pourra par exemple s'étonner que la langue norvégienne, qui a coutume d'être peu précise (l'extensif, comme on l'appelle, c'est-à-dire le pourcentage supplémentaire de texte quand on passe d'une langue à l'autre, est de 20 du norvégien au français, de 15 du suédois au français, de 10 de l'anglais au français), comporte autant de synonyme à l'adjectif cité. Voyons plutôt:

Et cette liste oublie même mon mot préféré, molefunken, dont l'origine est inconnue - c'est le comble, et c'est significatif! Est-ce à dire que la tristesse serait un état d'âme propre à l'idiosynchrasie norvégienne, une espèce de disposition atavique? Il ne faudrait pas non plus pousser mémé dans les orties… Le français l'est tout autant, même si on en attend pas moins de cette langue somme toute assez emphatique et qui aime se gargariser avec les termes compliqués.
On peut s'étonner en revanche qu ele français possède autant de synonymes pour l'adjectif fou. Voyons plutôt:


Pas mal non? Et pas mal non plus de constater qu'il y a aussi peu d'antonymes (= de contraires). Voire, encore mieux de constater que triste serait un antonyme de fou! Un fou ne serait donc pas triste. Ah bon?
Mais pour rester dans l'ethnolinguistique, pourquoi les Français se sentent-ils comme obliger d'avoir une telle richesse sémantique pour décrire la folie? Certes, Charcot et le Docteur Blanche étaient français, et on connaît leur apport à l'étude de la folie. (Tiens donc, le prénom du Docteur Blanche, je l'apprends, était… c'est dingue! Esprit! Mais si! Nom? Blanche. Prénom? Esprit. Profession? Psychiatre. J'adooore!). Néanmoins, l'étude de la folie, des dérèglements psychiques, n'est pas le seul apanage des Français. Alors? On peut peut-être se poser la question à l'envers:
Pourquoi Chirac, via de Villepin, a-t-il ressorti des oripeaux littéraires l'adjectif abracadabrantesque (mot inventé par Rimbaud, excusez du peu)? Pourquoi la publicité qui a redonné à Perrier son succès faisait dire à Copi: "C'est fou, non?" Pourquoi Michel Foucault a notamment travaillé sur le sujet, et ce très tôt (1964), notamment à travers son Histoire de la folie? Pourquoi Deleuze s'est-il lui aussi penché sur le sujet (si je puis dire…)? Certes, à ce niveau, l'interrogation philosophique sur la surveillance, les sociétés de contrôle sont une réflexion qui leur est contemporaine - pensons, dans la littérature, aux poèmes d'Henri Michaux sur les aliénés, dans Chemins cherchés, Chemins perdus, Transgressions.
Mais tout de même, d'un seul point de vue linguistique ou ethno-linguistique, qu'est-ce que cela nous dit de la psyché française? À l'heure où la (f)Rance à travers son Besson de ministre s'interroge sur (soupir - double, triple soupir) l'identité nationale (hiiii - voilà un concept qu'on ne va plus pouvoir utiliser pendant au moins cinquante ans…), on pourrait alors lui suggérer, à travers sa Bachelot d'autre ministre de s'interroger sur la folie comme atavisme national. L'hallu, hé - comme on dit de nos jours. Mauvaise pioche. Je rejoue.

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