mercredi 20 janvier 2010

Bisou vs Accolade

Un peu d'ethnolinguistique.
Je traduis Trude Marstein. Et notamment le dialogue ci-dessous. Le contexte est le suivant: La scène se passe pendant une fête, Marit (dans le texte: moi; la narratrice, donc) est soûle, vient de divorcer, est visiblement en manque sérieux de relations sexuelles.

Moi: Hé, Johnny, hé. Je pourrais pas avoir une petite accolade? Rien qu’une petite, vite fait, entre amis? Je tends le cou. Johnny vient vers moi, son visage se rapproche, de plus en plus, il frotte sa joue contre la mienne, il a une barbe de trois jours, noire, mais un peu grisonnante par endroits. Moi: Et un bisou? Allez, un petit bisou en plus de l’accolade. Lui, en souriant: Non, ça suffit. Il lève la main pour me faire au revoir. Moi: Oh, allez, Johnny, juste un petit bisou? Je suis vexée sur les bords, il aurait quand même pu me faire un petit bisou. Je le vois se faufiler entre les gens et passer les portes-fenêtres.

© Gjøre Godt, Trude Marstein, Gyldendal Norsk Forlag AS, 2006
© Faire le bien, Trude Marstein, trad. JB Coursaud, Éditions Stock, 2010


Le problème de ce passage, c'est la succession de l'accolade et du bisou - donc. C'est bien connu, les Français s'embrassent pour se saluer, du moins quand ils se connaissent (sinon, ils donnent une poignée de main). Les Norvégiens, eux, n'embrassent pas: comme les Américains, ils se donnent une accolade (en klem, en norvégien). Le baiser est un geste très impudique, dont on gratifie uniquement (et encore) les personnes qu'on connaît très bien, mais vraiment très bien, et avec qui on a une relation particulière. En France, c'est l'inverse: donner une accolade à quelqu'un est véritablement soit l'expression d'une immense joie à l'issue de retrouvailles, soit le témoignage d'une très grande amitié. Et donc, pour un Français, le fait de lire que Johnny refuse de donner un bisou à Marit mais lui donne sans hésiter une accolade semble un peu surprenant. Que faire? On pourrait bien sûr inverser. Mais là, on gommerait la réalité ethnologique du texte et, pour le coup, il semblerait très surprenant qu'un Norvégien refuse de donner une accolade.

Et puis ce mot, en français, franchement: accolade. Nous donnons tellement peu d'accolades que le mot en lui-même est artificiel, guindé, sonne faux. Nous avons là une belle illustration de la différence entre le signifiant et le signifié chers à notre ami Ferdinand de Saussure. Pour un Français, je l'ai dit, le terme accolade non seulement n'appartient pas au langage courant, à la réalité quotidienne, mais évoque en premier lieu une idée de déférence. C'est son signifiant: pour nous, Français, accolade évoque un certain apparat compassé, une cérémonie empesée, ce que son équivalent norvégien n'est pas du tout. Si on regarde la sémantique du terme dans le dictionnaire (in: Trésor de la Langue Française), on trouve de fait les sens suivants:

A.− Témoignage donné en public, consistant à embrasser quelqu'un.
1. FÉOD. (Témoignage donné en public, consistant à embrasser quelqu'un) En lui passant les bras autour du cou, en vue de lui conférer, dans la cérémonie de l'adoubement, le titre de chevalier.
2. Cérémonies milit., patriotiques. (Témoignage donné en public, consistant à embrasser quelqu'un) En appuyant les joues les unes contre les autres en vue de manifester à quelqu'un l'estime officielle.
3. (Témoignage donné en public, consistant à embrasser quelqu'un) En accomplissant le même geste, ou encore en serrant quelqu'un dans ses bras pour lui manifester de l'amitié, de l'affection.

Malgré le glissement sémantique vers davantage de connivence, le terme n'en garde pas moins une valeur cérémoniale sinon cultuelle. On peut valider le(s) sens consigné(s) par le dictionnaire en en vérifiant l'usage. Ainsi, dans gougueule, accolade ne revient que 118 000 fois, alors que bisou 926 000 fois. À l'inverse, si on cherche les équivalents norvégiens dans un moteur de recherche nationale, Kvasir pour ne pas le nommer, on obtient pour klem (= accolade) 350 000 occurrences et seulement 77 400 pour kyss (= bisou, baiser). L'usage lexicographique valide la réalité du signifié linguistique: on embrasse en France, on se prend dans les bras en Norvège.
En conséquence de quoi il y a un hiatus dans la traduction en français: un hiatus entre l'absence de naturel induite dans et par le terme accolade, et le naturel de la situation. Cette absence de naturel parasite non seulement la gradation narrative mais elle déplace sinon annule l'intimité des deux gestes. Pour un Norvégien, il est évident que Johnny ne veut pas embrasser Marit; pour un Français, il est étonnant qu'il accepte de la serrer dans ses bras mais refuse de lui faire un bisou, lequel pour nous Français peut sembler plus inoffensif (je dis bien: peut).

Retour à la case départ en forme de question à la Lénine: Que faire?
Oui, que faire? Laisser tel quel, j'en ai peur. Comme dirait mon collègue Alain, une traduction d'une langue étrangère doit conserver sa part d'étrangeté.


PS: 18h15, É à JB:
É: Bon, j'ai lu tes déboires linguistiques.
JB: Et?
É: Oui, tu as raison. Il n'y a que le Président de la République qui donne une accolade. Quand il décore un poilu par exemple. Enfin, pas Jacques Chirac parce que lui il faisait la bise. Mais François Mitterrand, qui avait beaucoup de classe, donnait une accolade.
JB: Et tu en penses quoi?
É: J'en pense que c'est accolade qui ne va pas. Tu devrais mettre: serrer dans les bras.


Que n'y ai-je pensé plus tôt…
Oui, voilà: on va opposer serrer dans les bras et embrasser.

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