vendredi 17 avril 2009

Eve Kosofsky Sedgwick (†)

Ai appris hier, en me perdant sur le net, le décès d'Eve Kosofsky Sedgwick. C'est le genre de nouvelle où on s'écrie, tout seul dans son bureau: "Oh non, pas elle! Pas elle aussi!"

Je me souviens de son allocution il y a plus de dix ans maintenant au colloque organisé par Didier Éribon. Je me souviens de la clarté et de la simplicité de sa pensée. Je me souviens de la jubilation du public, de l'ovation qui lui avait été faite — la salle était littéralement en transe comme si elle venait de nous révéler quelque chose que nous aurions tous su, comme si elle avait mis sous notre nez ce que nous ne voyions pas alors que cela se trouvait à quelques centimètres.
(…)
Oui, voilà. Je viens juste de sortir de la bibliothèque Les études gay et lesbiennes (dir.: Didier Éribon, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1998) où figure le texte de sa présentation et c'est ça qui avait enthousiasmé les gens à l'époque: ces listes qu'elle dressait sur ce qui nous séparait et nous rapprochait, sur ce qui plaisait aux uns et déplaisait aux autres, sur ce qu'il était attendu (ou pas) de nous. C'est elle qui, en France, nous avait à ce moment-là (hic et nunc, comme on di(sai)t) expliqué ce qu'est la théorie queer, elle qui nous l'avait vulgarisée et, surtout, nous l'avait rendue accessible, compréhensible.
Je me souviens aussi que l'enthousiasme quasi hystérique des participants venait du fait qu'elle retournait toujours son propos, qu'elle envisageait le contraire voire l'impossible, et dans cette chaîne d'hypothèses aboutissait toujours à son point de vue; c'était donc aussi un petit exposé de théorique et de dialectique.

Quand je relis ce passage, je me rends compte à quel point son exposé et sa proposition étaient généreux:
C'est alors seulement que peut naître, je crois, une politique qui serait à la fois non séparatiste et non assimilationniste. C'est ce à quoi pourrait se référer le mot américain queer: la matrice ouverte des possibilités, les écarts, les imbrications, les dissonances, les résonances, les défaillances ou les excès de sens quand les éléments constitutifs du genre et de la sexualité de quelqu'un ne sont pas contraints (ou ne peuvent l'être) à des significations monolithiques. Ce sont les aventures et les expériences politiques, linguistiques, épistémologiques, figuratives que vivent ceux d'entre nous qui aiment à se définir (parmi tant d'autres possibilités) comme lesbiennes féminines et agressives, tapettes mystiques, fantasmeurs, drag queens et drag kings, clones, cuirs, femmes en smoking, femmes féministes ou hommes féministes, masturbateurs, folles, divas, snap!, virils soumis, mythomanes, transsexuels, wannabe, tantes, camionneuses, hommes qui se définissent comme lesbiens, lesbiennes qui couchent avec des hommes… et aussi tous ceux qui sont capables de les aimer, d'apprendre d'eux et de s'identifier à eux.
[Et c'est magnifiquement bien traduit par Didier Éribon lui-même…]

Quand je parle de la générosité de son propos, je pense surtout à la toute dernière partie de la longue phrase dont je crois qu'elle redonnait aux homosexuel(le)s cette fierté dont ils/elles se réclament tant, elle redonnait de l'estime de soi, de l'amour et de l'amour de soi — et c'est tellement rare que cela nous arrive.

Si certains voudraient en savoir davantage, ils peuvent se reporter à l'interview de Judith Butler et Didier Éribon, c'est ici.

Babaille, Eve, et repose en paix.

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