mardi 7 octobre 2008

Concerto pour la Main Gauche



Quand je travaille, souvent, j'écoute ce concerto de Ravel, dans l'interprétation qu'en a donnée Samson François en 1959, sous la direction d'André Cluytens.
Je ne suis ni fan ni féru de musique classique, mais j'en demeure pas moins un inconditionnel de Ravel, et surtout de cette pièce, fulgurante, émouvante – totale, presque ; totale si le mot n'était pas définitivement associé aux régimes totalitaires, dont certains critiques par ailleurs s'accordent pour dire que ce concerto annonce. L'interprétation, ici, est remarquable, pour moi la plus belle de toutes celles qu'il m'ait été donné d'entendre. Et même s'il vaut mieux l'écouter plus que la regarder, ce qu'il y a de très époustouflant ici, c'est de voir Samson François jouer, de voir cette unique main se déplacer sur les touches du piano; il y a là à mon sens toute l'essence du concerto, tout ce pour quoi aussi Ravel a été commissionné, j'y reviens. Mon passage préféré, cependant, et il est ici magnifique restitué, dans la vidéo ci-dessous, c'est ce moment, lorsque le piano se lance dans une bataille avec les différents instruments isolés, notamment lorsqu'intervient le hautbois, puis le cor, dans ce mouvement très jazzy, très années 20. Et le hautbois, ou le cor, ou les flûtes traversières d'ailleurs, sont ici admirables car pianissimi, c'est d'ailleurs le talent de Cluytens: de ne rendre le concerto bombastisch que lorsque l'orchestre déploie sa force totale et totalitaire, d'imposer un tempo très doux, atténué, alangui presque. Bref. Toujours est-il que ces rythmes années 20 représentent aussi la grande modernité de ce concerto, celle d'avoir introduit le jazz dans la musique classique. Ce qui de plus est magistral dans ce mouvement, c'est l'espèce d'opération de séduction que semblent entamer les différents instruments isolés, qui jouent à tour de rôle, avec le piano : on se rend compte finalement qu'ils le séduisent pour mieux le tuer, qu'ils sont ligués les uns avec les autres et que finalement l'orchestre va avoir raison du piano – de fait, l'ultime mouvement marque l'agonie du piano.

La genèse de ce concerto est une histoire à elle toute seule.
Paul Wittgenstein, le frère de Ludwig, est un painiste de renom. Mais il a perdu son bras droit pendant la Première Guerre mondiale. Cela ne l'empêche pas de continuer à jouer. À la fin des années 20, il passe commande auprès de compositeurs célèbres pour qu'ils lui composent une œuvre pour la main gauche. Maurice Ravel est de ceux-là. Il va écrire son concerto entre 1929 et 1931. Or Wittgenstein ne réussira jamais à interpréter le morceau. Voire, il trahira la partition. Les deux hommes se lanceront des noms d'oiseau, se fâcheront, Ravel quittera Vienne et mourra en 1937 sans jamais avoir entendu son Concerto dans la version qu'il avait écrite. Plus tard, Paul Wittgenstein dira que l'œuvre était trop en avance sur son temps, qu'il ne l'a pas comprise. C'est peut-être cette modernité, plus que cette contemporanéité, à laquelle il faut penser quand on entend dans le Concerto pour la main gauche les prodromes des régimes totalitaires qui vont s'installer de par le monde.

En ce moment, quand je l'écoute, quand j'entends le hautbois séduire, subjuguer, abuser le piano, les larmes me viennent aux yeux. Mais d'habitude, je n'entends que les accords jazzy qui donnent envie de sautiller. C'est en tout cas une musique idéale pour travailler. Dont acte. Je retourne travailler.






15-02-2010:
La situation, telle que décrite par Jean Échenoz, dans son roman Ravel de 2008, publié chez Minuit:
(…) ce soir, Marguerite [Long] assise à droite de Wittgenstein entend celui-ci confier qu'il a dû procéder à certains arrangements dans ce concerto encore inconnu d'elle. Supposant que l'infirmité du pianiste l'a conduit à quelques simplifications, elle lui suggère quand même de prévenir Ravel de ces changements, mais l'autre ne l'écoute pas. On se lève de table, on se transporte au concert. Dès le début de l'exécution, alors que Marguerite suit le concerto sur partition, assise cette fois à côté de son auteur, elle lit sur ses traits de plus en plus défaits les conséquences fâcheuses des initiatives du manchot. C'est que Wittgenstein n'a pas du tout simplifié l'ouvrage pour l'adapter à ses moyens, bien au contraire il a dû voir l'occasion de montrer à quel point, tout handicapé qu'il soit, il est bon. Au lieu de se tenir en face de l'œuvre et de la servir du mieux qu'il peut, le voilà qui se met à en faire des tonnes, rajoutant des arpèges par-ci, des mesures par-là, brodant des trilles, des dandinements rythmiques et autres agréments d'exécution que nul ne lui demandait, appogiatures et gruppetti, dévalant à tout bout de champ le clavier vers les aigus pour montrer comme il est habile, comme il est malin, comme il est resté souple et comme vous emmerde tous. Le visage de Ravel est blanc.
À la fin du concert, pressentant que cela va mal tourner, Marguerite tente aussitôt une diversion avec l'ambassadeur en parlant d'autre chose, mais rien à faire: Ravel s'approche lentement de Wittgenstein, on ne lui a pas vu cette tête depuis qu'il s'avançait vers Toscanini. Mais ça ne va pas, dit-il froidement. Ça ne va pas du tout. Ce n'est pas du tout ça. Écoutez, veut se défendre Wittgenstein, je suis un vieux pianiste et, franchement, ça ne sonne pas. Je suis quant à moi un vieil orchestrateur, répond Ravel de plus en plus glacé, et je peux vous dire que ça sonne. Le silence qui s'assied dans la salle à ces mots sonne quant à lui plus fort encore. Malaise sous les moulures, embarras chez les stucs. Les plastrons des smokings pâlissent, les franges des robes se figent, les maîtres d'hôtel examinent leurs souliers. Ravel enfile son manteau sans un mot puis quitte prématurément les lieux, traînant après lui Larguerite éperdue. Vienne, nuit de janvier, temps de chien mais qu'importe, il renvoie la voiture mise à sa disposition par l'ambassade et, comptant sur un peu de marche dans la neige pour se calmer, on rentre à l'hôtel à pied.

Et, réflexion faite, la description par Échenoz de l'exécution du concerto par Wittgenstein, ses choix rythmiques sont aussi une belle illustration des choix de traduction et de l'interprétation (cette fois dans tous les sens du terme) d'un texte par un traducteur.

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