lundi 15 septembre 2008

Ra-quelque chose ?

Je suis en train de traduire le tome 4 des aventures de l'impayable Kurt, un roman pour enfants d'Erlend Loe. Erlend est un auteur qui joue sur le langage : il fait se télescoper dans une même phrase les registres de langue (mêlant le style parlé au style soutenu), adore sortir de son chapeau claque des termes désuets voire ringards, joue sur les expressions figées et les conversations où les interlocuteurs (se) parlent pour ne rien dire. C'est un poète de l'absurde, celui qui en Norvège a introduit un genre littéraire, le naïvisme, en référence au roman Naïf. Super., traduit dans… 35 langues.
En bon roman désopilant, Kurt offre au traducteur une grande liberté. Ça veut dire quoi la liberté en traduction alors que nous, traducteurs, sommes censés idéalement "coller" au texte, en tout cas faire preuve de fidélité ? Ça signifie qu'il ne faut pas avoir peur de l'emphase (en en usant bien sûr avec modération), et ici d'autant plus pour les raisons indiquées supra : les jeux sémantiques et l'humour obligent de toute façon à aller sonder les méandres de la langue française.
Or, pour ce quatrième volume, la donne est quelque peu différente.

Au fil des ouvrages, la série des Kurt est devenue pour Erlend une espèce de plateforme politique où il dénonce les travers de notre société : ici, c'est au racisme, à la xénophobie et à l'exclusion qu'il s'attaque – le tome 5, qui sort ces jours-ci en Norvège, prend le fanatisme religieux par les cornes (de Satan – hö!). Et d'une manière assez intéressante puisque c'est son héros, Kurt en personne, qui devient raciste et xénophobe (en général, et plus que jamais dans la littérature pour la jeunesse, ce rôle ingrat est assuré par des personnages secondaires souvent archétypaux). Le motif du roman oblige en conséquence à ne pas donner dans la surenchère, sans quoi toute allusion malhabile peut devenir contre-productive : on risque d'induire des sous-entendus que le lecteur pourrait comprendre comme allant dans le sens du racisme.
Un exemple se trouve au début du roman. Kurt et son fils Bud ont trouvé des gens dans un conteneur (Kurt est manutentionnaire sur un quai). Il s'agit de réfugiés originaires du Bangladesh. Erlend écrit :

Og mens [Kurt] nikker kommer det en mann ut fra containeren. Han er mørk i huden og nokså blid.
Og dette er Ra… Rask… ja, noe med Ra, sier Bud.
Mannen trykker Kurts hånd varmt og lenge.
L'homme en question s'appelle en fait Rashid.
Ce passage pose deux difficultés.
La première est évidente et assez simple à résoudre et concerne ce "Rask", rask signifiant rapide en norvégien. De nombreux lecteurs pensent que les jeux de mots sont toujours le problème #1 de la traduction. Or non. C'est d'ailleurs souvent ce qu'il y a de plus facile. Il faut du temps, mais on trouve. Là, il suffit de partir de la solution à l'équation pour trouver l'inconnue. Le prénom est Rashid donc c'est à partir de ça que l'on va jouer. Il faut jouer tant sur la longueur que sur la consonance du mot. Et, je le rappelle, comme c'est un roman humoristique, il faut que ce soit drôle. Le français possède des mots tels que raki, rallye, rami, rani
, rapide, ravi. Comme c'est Bud, âgé de 6 ans, qui parle, il n'est pas certain qu'il connaisse les mots raki et rani – ils sont donc exclus. Ravi ne va non pas plus car le texte dit juste avant que Rashid est blid, ce qui signifie justement… ravi, enjoué, jovial; bref, ce champ lexical. Employer ravi serait donc redondant – il est lui aussi exclus. Rapide est tout trouvé puisque c'est la traduction mot pour mot de rask. Quel bonheur! Et pourtant, je vais lui ajouter le mot rami. Pourquoi? Pour les raisons employer supra : l'emphase, l'humour, d'autant qu'en traduction, l'humour tombe souvent à plat, donc dès qu'on peut, et si le texte le permet, il ne faut pas hésiter à en rajouter une couche puisqu'on tombera immanquablement dans des phrases où l'on fera chou blanc. Voilà, une difficulté de réglée.

La seconde difficulté est moins évidente, concerne la subordonnée "
ja, noe med Ra" et représente la chausse-trape typique et nous montre à quel point la traduction contient une dimension politique intrinsèque (j'y reviendrai un jour). La traduction qui vient immédiatement à l'esprit, littérale, invite à opter pour "oui, ra-quelque chose". Erreur ! Cette proposition est inaudible d'abord à cause de l'homonymie du phonème ra, que l'on pourra aisément confondre, ne serait-ce que inconsciemment, avec rat. Dans un livre qui dénonce le racisme, dans une phrase où le propos n'est pas dans la bouche d'un personnage raciste, le rat devient la fausse bonne idée par excellence. Elle représente le piège dont je parlais précédemment. Par surcroît, si "ra-quelque chose" peut sans aucun doute semble amusant venant d'un enfant, ici, pour les mêmes raisons, cela devient lourdingue. J'ai donc choisi la périphrase en faisant dire, au final, à Bud : "Et je te présente Ra… Rami… Rapide… Oh, je sais plus… Un prénom qui commence par Ra, dit Bud."
L'effet comique est supporté par deux éléments : la succession des deux mots erronés reliée par la mention du prénom puisque ni rami ni rapide ne sont des prénoms. Secundo, le
Oh, je sais plus… renvoie pour sa part au ja et reflète le trouble de Bud. Tertio qui commence par Ra est une construction miroir rappelant le fameux noe med Ra, on est dans la règle idéale de la traduction : coller le plus possible au texte. Au final, on obtient un ensemble homogène et sans ambiguïté.

Merci pour votre combat, comme on disait autrefois.



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